Entre la Somme et l’Oise

Traversée Nord-Sud, étape 15 : St-Omer-en-Chaussée -> Ons-en-Bray (12/10/2010)
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Une oie comme girouette. Où donc est passé le coq ?

J’ai quitté hier le département de la Somme pour celui de l’Oise mais c’est toujours la Picardie de l’intérieur que je traverse, avec ses champs, ses rivières et ses bois. La seule différence immédiatement visible a été le remplacement des 80 par des 60 sur les plaques minéralogiques, mais des modifications plus subtiles se font jour peu à peu.

Les chasseurs ne sont plus omniprésents. On n’entend plus guère qu’un coup de fusil lointain par-ci par-là. Les chemins forestiers ne sont plus barrés de manière imprévue par ces portes métalliques qui interdisaient temporairement l’accès à des endroits faisant pourtant partie du domaine public. On chasse aussi dans l’Oise bien sûr, mais les chasseurs ne font visiblement pas autant la loi ici qu’un peu plus au nord.

Dans les villages, les girouettes arborent parfois un canard ou une oie en vol à la place du coq traditionnel. Des affiches font la promotion du Parc du Marquenterre, refuge et observatoire des oiseaux, et des tracts « Non à la chasse aux oiseaux migrateurs ! » sont punaisés sur les poteaux électriques. Ça change !

Ouaf !
Sur les portails des maisons, les panneaux « Chien méchant » ont cédé la place à des « Je monte la garde » à peine plus crédibles, car les chiens aussi ont changé. Ce ne sont plus des chiens-loups, des dogues ou des épagneuls qui aboient lorsque je passe à proximité du grillage qui circonscrit leur territoire. Ce sont des cockers, des teckels ou des caniches, chiens de compagnie qui tâchent de faire bonne contenance mais qui ont peu de chances d’impressionner quiconque.

Le voyageur à pied sait bien qu’en vociférant ainsi à travers les barreaux de leur cage, ces descendants affadis de l’animal libre et nomade qui hantait jadis les forêts de la région expriment surtout leur frustration et leur envie. C’est le regret enfoui de leur liberté perdue qui s’exprime par leurs aboiements jaloux, lorsque passe le chemineau.

Impression soleil levant

Traversée Nord-Sud, étape n°14 : Poix-de-Picardie -> St-Omer-en-Chaussée
(lundi 11/10/2010)
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Aurore picarde

Il ne fait pas chaud ce matin, deux ou trois degrés peut-être. La journée promet d’être belle, mais à huit heures du matin il fait encore nuit et vraiment frais, d’autant que souffle un petit vent du nord. Je suis parti avant l’aube de Poix-de-Picardie car l’étape d’aujourd’hui sera longue, plus de trente kilomètres jusqu’à Saint-Omer-en-Chaussée.

Peu après la sortie de la ville, de l’autre côté de la route devant moi et à droite, quatre personnes sont adossées à la clôture métallique qui entoure ce qui ressemble à un grand entrepôt. Une femme et trois hommes. Ils ne bougent pas, ils ne parlent pas, ils ne fument pas. Ils regardent tous les quatre dans la même direction, droit devant eux vers l’horizon par-dessus la chaussée, les arbres et les champs.

Me voici assez près pour qu’on se salue, d’un côté à l’autre de la petite route.
« – Bonjour ! »
« – Bonjour » répondent-ils sans chaleur excessive et sans détacher leur regard de l’horizon. Tous les quatre portent le blouson chaud que requiert la température matinale, mais la femme et l’un des hommes sont en short. Ils savent visiblement qu’ils auront chaud bientôt.

Entrepôt
Une longue sonnerie retentit depuis le bâtiment derrière eux, stridente et insistante, semblable à celle qui appelle les élèves à l’école, et le portail s’ouvre automatiquement. Les quatre ouvriers se redressent ensemble, sans hâte. Ils tournent le dos à l’aube naissante et se dirigent d’un pas régulier vers le hangar d’où commence maintenant à s’élever le martèlement des machines qui rythmera les prochaines heures de leur vie.

À l’horizon oriental sur lequel leurs yeux étaient fixés, le haut du disque solaire vient d’apparaître. Juste un peu trop tard. Libéré pour un temps des horaires et des routines, le marcheur de passage profite seul du spectacle.

Harmonie

Traversée Nord-Sud, étape n°13 : Molliens-Dreuil -> Poix-de-Picardie (Di 10/10/2010)
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Mes jambes avalent les kilomètres aujourd’hui. Elles font leur travail toutes seules, en rythme et sans peine. Elles gravissent la petite côte sans que j’y prête vraiment attention, me font traverser le village de Saint-Aubin-Montenoy et redescendre de l’autre côté de la colline après un bref regard en arrière. Devant moi, la route descend un peu puis remonte en pente douce. Une rangée d’éoliennes se découpe sur le ciel bleu, au faîte d’une ondulation de terrain. Il fait beau, il fait clair, l’air est vif et transparent. Je réalise soudain que je me sens parfaitement bien.

C’est comme une révélation qui n’a rien de mystique : en cet instant précis, en cet endroit précis, seul sur cette petite route de campagne, je me sens pleinement heureux. Fugace sensation. Au bout d’une poignée de secondes, pas même une minute, dès que je m’en rends compte en fait, ce sentiment de pur bonheur, de pleine joie de vivre, s’estompe. Il se délite, il s’éloigne, laissant la place à une « simple » sensation de bien-être.

Le moment de plénitude est passé. Il est parti, mais il a été là, et des moments comme celui-là valent toutes les fatigues, tous les déluges, toutes les courbatures, toutes les ampoules du monde. Je ne sais pas pourquoi c’est arrivé à ce moment-là et en cet endroit. La petite voix rationnelle qui me quitte rarement est déjà revenue, elle chuchote « endorphines » et elle a peut-être raison, mais je n’ai pas envie de l’écouter et, de toute façon, peu importent le pourquoi et le comment. Ce qui compte c’est que cette sensation merveilleuse et fugitive de communion parfaite avec le monde m’ait rendu visite, que je sois capable de me la rappeler, et que je sache qu’elle reviendra, un de ces jours.

Envolées belles

Traversée Nord-Sud, étape n°13 : Molliens-Dreuil -> Poix-de-Picardie (Di 10/10/2010)
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Un oiseau s'envole

Il fait beau, vraiment beau. Le ciel a été bleu dès mon départ, sans cette brume qui noyait le lointain les jours précédents et masquait le soleil jusqu’en début d’après-midi. C’est le vent qui l’a chassée, le vent qui explique aussi qu’il ne fasse pas très chaud malgré le soleil, le vent qui mouille mes yeux mais fait sécher le linge qui flotte derrière moi, accroché à mon sac à dos.

Que d’oiseaux aujourd’hui. Le long des champs labourés, un chemin rectiligne s’étire à perte de vue, bordé par une haie d’arbustes. Tous les cinquante ou cent mètres, c’est la panique sur mon passage. Grives, cailles, colombes, passereaux, s’enfuient dans de grands bruissements d’ailes qui se mêlent au froissement des feuilles bousculées et à leurs cris aigus, dans une joyeuse cacophonie qui m’accompagne tout au long du sentier. J’espère que là où ils vont, ils seront également à bonne distance des chasseurs dont les coups de fusil espacés forment aujourd’hui encore un rappel sonore bien trop proche à mon goût.

Chasseurs dépités
Un faisan s’envole lourdement d’un sillon, à dix mètres de moi à peine. C’est un superbe mâle au plumage irisé, « gorge-de-pigeon ». Hasard ou fait exprès, les oiseaux s’envolent presque toujours en direction du soleil, ce qui est parfait pour éblouir un poursuivant (et infernal pour qui veut les prendre en photo). Ce faisan ne fait pas exception à la règle et c’est tant mieux car il file ainsi dans la direction opposée aux coups de feu. Bien joué.

Quelques instant plus plus tard, je rattrape deux chasseurs qui regagnent leur voiture, l’air dépité.
— « Alors, la chasse a été bonne ? »
« Bah, non, rien. Le gibier se fait rare ! »
« Oui, c’est vrai, il n’y pas l’air d’y avoir beaucoup d’animaux dans le coin » dis-je avec un grand sourire hypocrite en passant rapidement mon chemin.

Chiens de traîneau

Traîneau à chiens

Les chiens courent sans bruit. Depuis quatre jours ils courent, tirant derrière eux le lourd traîneau de bois pour une longue boucle à travers l’immensité blanche. L’air froid de Mauricie frappe mon visage à la vitesse de notre déplacement mais il n’y a pas de vent. Le crissement continu des patins sur la neige dure de la piste remplit seul le silence, que ponctuent aussi de temps à autre les ordres des mushers.

Flick
Flick
Mes deux chiens de tête ont l’habitude de travailler ensemble. Leur apparence mal assortie cache une parfaite complémentarité dans l’effort. La femelle groënland, Louvain, court en tendant sa ligne au maximum, sans répit pendant des heures et des heures, avec une endurance inimaginable pour un être humain. C’est elle la tête, et pas seulement par sa position dans l’attelage. Elle est attentive aux ordres et met toute sa fierté à y obéir et à les faire exécuter par les autres chiens.

Flick, le grand mâle husky qui court à sa droite, tire avec force quand il le veut bien, mais sa ligne de trait est souvent moins tendue. C’est un malin. Ce bon chien placide et affectueux sait se ménager quand il le peut mais donne toute sa force dans les montées, et quelques passages de neige molle ne lui font pas peur.

Louvain tourne parfois la tête vers son voisin et montre les crocs quand celui-ci, plus lourd et plus massif, la bouscule dans sa course, mais sans jamais mordre et sans cesser de tirer. Au repos ce sont les meilleurs amis du monde.

Radieuse Aurore (Jack London)
« Parfois un chien gémissait ou hurlait en montrant les dents, mais la meute restait calme ; on entendait seulement le bruit des patins d’acier et le craquement du traineau sur la surface durcie [...] Aucune brise. Au coeur des sapins qui bordaient les deux rives du fleuve, la sève s’était arrêtée. Les arbres, aux branches alourdies par la neige, semblaient pétrifiés. Le plus léger souffle aurait fait tomber la neige, et cependant la neige restait immobile. Le traîneau était le seul point vivant et mouvant de cette immensité solennelle, et les battements réguliers des patins aggravaient encore le silence. Hommes et chiens couraient. »
Jack London — Radieuse aurore.

Derrière les deux leaders, Quest et Achille font honnêtement leur métier de chien de traîneau. La truffe au ras de la queue des collègues de devant, les deux alaskan ne voient rien d’autre, ils ne disent rien, ils courent. Ils peut leur arriver de tourner la tête vers l’extérieur et de ralentir un court instant quand une odeur particulièrement attractive frappe leur odorat, mais même une belle tache d’urine au bord de la trace ou des empreintes de lièvre ne les feront pas s’arrêter. Le devoir avant tout.

Chiens de traîneau
Les deux colosses de queue, Yukon le malamute et Philbert le grand husky, ont la tâche la plus ingrate. Ils tirent encore et toujours, forçats à la chaîne mais amoureux de celle-ci. Le matin, ils sont les premiers à geindre et à s’agiter pour que je leur enfile leur harnais. Debout sur le frein du traîneau, c’est à grand peine que je les retiens de s’élancer à peine attelés, bien que j’appuie des deux pieds et de tout mon poids sur cette lame d’acier dont les crocs s’enfoncent dans la neige. Une fois le frein relevé… accrochez-vous, on décolle !

Au début de la journée, Yukon et Philbert jetaient fréquemment des coups d’oeil inquiets en arrière dans les descentes pour vérifier que le traîneau ne les rattrapait pas, au risque de leur blesser les pattes. Maintenant ils ont pris confiance : apparemment l’amateur qui est derrière eux a compris comment se servir du frein à bon escient.

Ce soir au refuge, ils dormiront dehors sur un peu de paille jetée sur la neige, après leur unique repas quotidien : une soupe chaude et un bloc de viande congelée. Chez ces fils du loup, la plus petite particule absorbée se transforme en énergie pure.

Matin de Noël

Matin de Noël

On leur a dit hier qu’ils pourraient aller dans le salon à huit heures, mais pas avant : la chambre de Papa et Maman est juste à côté, et ils veulent dormir un peu ce matin.

Ils savent que leurs parents ne sont probablement allés se coucher que bien longtemps après que leurs yeux à eux se sont fermés, à onze heures au moins. Les grandes personnes ont dû passer toute la nuit à manger et à boire, à rire et à chanter, bref à s’amuser, parce qu’hier soir c’était déjà presque Noël (les grandes personnes ont l’habitude de fêter Noël… le soir et la nuit avant Noël. Les grandes personnes sont bizarres).

Si tu ne vas pas te coucher, ce ne sera jamais demain,
et demain, c’est Noël !
Bonne nuit, Petit Ours Brun. »

Mais ça y est, c’est enfin Noël maintenant, et ça fait si longtemps qu’ils sont réveillés ! Ils ont sagement mis leurs chaussons et leur robe de chambre et ils sont tous allés dans la chambre du grand frère, parce que lui, il sait lire l’heure !

Le sapin de Noël
« Il est seulement sept heures et demie » vient de dire Grand-Frère.
« Ooohhh…! » C’est si dur d’attendre… « Allez, s’il te plaît. On ne va pas faire de bruit, on ne va pas les réveiller. D’accord, dis ? Allons voir le sapin dans le salon, et tous les cadeaux que le Père Noël nous a apportés. »

« Oohh ! Aahh ! » Exclamations étouffées de l’autre côté du mur. Ils ont vu le grand sapin illuminé, entouré de paquets de toutes les couleurs. Pendant une poignée de secondes, ils sont restés à l’entrée de la pièce, la bouche grande ouverte, écarquillant les yeux sur la vision magique et n’osant plus bouger. Puis ils se sont précipités dans la pièce qui est maintenant remplie de leurs chuchotements :
« Ce cadeau là est pour moi ! »
« Hé, regarde celui-là ! »
— Dans un éclat de rire : « Regardez ! Le Père Noël a mangé la clémentine que je lui avais laissée ! Et lui, il a laissé toutes ses épluchures dans ma chaussure, le coquin ! »

Les murmures ont vite fait de se transformer en rires et en exclamations joyeuses qui — évidemment — réveillent les parents. Allongés côte à côte, ceux-ci écoutent sans faire de bruit le son du bonheur qui traverse la cloison, en souriant silencieusement à l’autre et en eux-mêmes.

Araignées du soir, espoir

Traversée Nord-Sud, étape n°12 : Hallencourt -> Molliens-Dreuil (samedi 09/10/2010)
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Toiles d'araignées posées sur les champs comme des parachutes

Solitude et silence sont mes seuls compagnons dans les vastes étendues que je traverse aujourd’hui, champs fauchés et prairies vides. Solitude que ne peut compenser la silhouette isolée d’une machine agricole, à peine visible au loin sur le flanc d’un coteau. Silence que son vrombissement continu, assourdi par la distance et masqué par le son rythmé de mes pas, souligne plus qu’il ne le rompt.

Il fait chaud pour la saison, mais l’humidité qui remonte du sol forme une brume légère dont le paysage n’arrive pas à se défaire, et qui enveloppe le lointain dans une gaze. L’après-midi est déjà bien avancé lorsqu’elle se dissipe enfin pour laisser apparaître le soleil et se dévoiler le bleu du ciel. Même alors, dans les champs, la rosée persiste. Ses gouttelettes font miroiter les fils de centaines de toiles d’araignée, déposées à l’horizontale sur les herbes comme des parachutes de perles. Il doit y avoir une foule de tétragnathes par ici, mais je n’en vois pas une seule sous sa toile.

Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui dans le monde des araignées ? Y a-t-il une raison particulière à un aussi grand rassemblement ? J’imagine la naissance de nombreux petits, car un peu plus loin, des milliers de « fils de la vierge » flottent dans la brise, et mes saines lectures m’ont appris que ce moyen de locomotion aérien est souvent utilisé par les bébés orbitèles qui viennent de sortir de leur cocon.

Les cheveux d'ange (Image tirée de La Hulotte)

Un bon dessin vaut mieux qu’un long discours… merci « tantine Hulotte » (n° 73, 1996)

Sous l’effet du vent léger, ces « cheveux d’ange » de deux ou trois mètres de long flottent comme des oriflammes en travers du chemin, depuis leur point d’ancrage sur les haies et les arbustes qui bordent celui-ci. Ils s’accrochent à mes bras et à ma chemise lorsque ma progression m’amène à passer à travers eux, me recouvrant de centaines de petits fils collants que j’aurais aimé ne pas briser.

Au lieu-dit : « La Justice »

Traversée Nord-Sud, étape n°12 : Hallencourt -> Molliens-Dreuil (samedi 09/10/2011)
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Quand on atteint un sommet, même s’il ne s’agit que d’une simple colline, c’est d’instinct que l’on jette un regard en arrière. Se retourner vers le chemin parcouru, en repérant parfois l’endroit précis où l’on se trouvait il y a quelques heures — ou quelques jours quand c’est une montagne que l’on a gravie — c’est une façon de se l’approprier. On ne fait pas que visualiser sa progression passée, on l’authentifie en quelque sorte. On la range dans le passé et l’on se prépare ainsi au chemin à venir.

En arrivant en haut de la colline de Méricourt, au lieu-dit « La Justice », je me retourne donc tout naturellement. Sous mes yeux s’étend un paysage de l’Amiénois tranquille et presque désert, avec à perte de vue des champs, des prairies et des bosquets.

Ce paysage était évidemment différent au Moyen-Âge, mais la perspective générale était la même, qui fut la dernière pour les centaines de personnes qui l’ont contemplée avec une corde autour du cou. À l’endroit précis où je me trouve était établi l’ancien gibet de Méricourt, où l’on pendait les malfaiteurs et où l’on exposait les cadavres des condamnés.

Frères humains qui après nous vivez,
N’ayez les cœurs contres nous endurcis,
Car si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous merci […]
François Villon

La justice d’alors était expéditive : le jugement suivait immédiatement l’arrestation, et la sentence était exécutable sans délai. Les délits mineurs étaient passibles d’amendes. Pour les crimes, les châtiments corporels étaient la règle, depuis le pilori et les coups de fouet jusqu’à l’amputation et à la peine de mort : les hommes étaient pendus ou fusillés à l’arquebuse, les femmes étaient ensevelies vivantes.

L’emplacement en hauteur du gibet permettait à tous, habitants du village de Méricourt-en-Vimeu situé en contrebas ou voyageurs passant sur la grand-route de la Flandre à Paris, de se rappeler qui détenait le pouvoir et l’autorité. Les corps restaient exposés jusqu’à décomposition, coutume qui apparaît dans tout son réalisme à travers le nom du prochain village sur la route d’Airaines : Tailly l’arbre-à-mouches.

Vaches folles

Traversée Nord-Sud, étape n°11 : Abbeville -> Hallencourt (vendredi 08/10/2010).
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Vaches curieuses

On croise finalement assez peu d’êtres humains dans nos campagnes. Quand on en aperçoit, c’est le plus souvent de loin, en train de conduire un engin agricole qui roule à l’autre bout d’un champ. On voit beaucoup plus d’animaux. Des petits animaux, insectes, araignées, escargots et limaces ; des oiseaux, bien sûr ; plus rarement d’autres animaux sauvages, hérissons, lapins, voire un chevreuil les jours de chance ; et puis les animaux domestiques et le bétail qui témoignent, même en son absence, de l’emprise de l’homme sur la nature.

Moi, j’ai un faible pour les vaches. Elles n’ont certes pas l’élégance des chevaux ; elles n’ont pas comme les ânes des oreilles qu’on a très envie de caresser ; elles n’ont pas l’individualisme gracieux des chats. Ce sont des animaux paisibles et discrets, des voisines placides, habituellement trop occupées par leur rumination pour prêter attention au marcheur de passage. Ce n’est pas une vache qui s’égosillerait à votre approche lorsque vous osez frôler son territoire. Mieux vaut assurément s’assurer de l’absence de taureau avant de traverser un pré, mais les écriteaux « Attention vache méchante » ne sont pas monnaie courante, n’est-ce pas. Et puis, elles ont de si beaux yeux aux longs cils.

Il est presque cinq heures et le soleil est déjà bas. J’ai prévu de passer la nuit à Hallencourt, qui n’est plus très loin maintenant. Depuis que j’ai quitté les bords de la Somme, j’ai surtout longé des champs et des prairies. Dans ce pré-ci, une vingtaine de vaches paissent tranquillement. Ce sont de jeunes vaches normandes, de ces belles vaches à la robe blanche et noire et au nez rose. Mais j’aurais plutôt dû écrire « paissaient tranquillement » car, en me voyant arriver, celle qui est la plus proche relève la tête, la secoue d’un air surpris, pousse un meuglement et se met à gambader joyeusement vers moi.

Elle n'a pas l'air heureux de me voir, cette vache ?
Ravi de cet accueil chaleureux mais un peu étonné, je m’arrête pour la saluer « Bonjour ma belle, on se connaît ? » Au son de ma voix, d’autres vaches lèvent à leur tour la tête. Le va-et-vient horizontal de leurs mâchoires s’interrompt, et voici qu’une deuxième vache, une troisième, encore une autre… toutes les vaches du pré se précipitent dans ma direction pour m’observer d’aussi près que possible, de l’autre côté des fils de fer barbelés qui nous séparent.

Ma parole, ces vaches-là n’ont jamais vu passer un randonneur ? Il n’y pourtant rien là de bien extraordinaire, vous savez Mesdames : un randonneur, c’est comme un train. C’est seulement plus petit et moins bruyant, et ça se déplace beaucoup moins vite.

Sur les bords de la Somme

Traversée Nord-Sud, étape n°11 : Abbeville -> Hallencourt (vendredi 08/10/2010).
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Un pêcheur « qui n'est pas du coin »
Un pêcheur « qui n’est pas du coin »

Après Abbeville, mon trajet remonte le cours de la Somme sur sa rive gauche, le long d’un ancien chemin de halage. Enfin, presque sur sa rive gauche : très rapidement, le chemin s’en détache et me voici en train de marcher quelques centimètres au-dessus du lit du fleuve et à quelque distance des deux berges. Le petit bras d’eau qui me sépare de la rive gauche n’est pas très large, mais il l’est assez pour m’empêcher de prendre, comme je l’avais prévu, l’un des sentiers qui s’éloignent de la rivière pour piquer plein sud à travers les marais.

Tant pis ou sans doute tant mieux car les nombreux coups de fusil venant de cette direction montrent que nos amis les chasseurs ne font pas relâche le vendredi. Tant mieux surtout parce que le fait de devoir longer durant quelques kilomètres supplémentaire ce joli petit fleuve sauvage, avec ses berges herbeuses et les multiples canards qui s’y reposent à l’abri des Tartarins, est plus une récompense qu’une punition.

Il n’y a pas de chasseurs au bord de la Somme, mais des pêcheurs à la ligne, ça oui. Bien que, si l’on y réfléchit, leur loisir ait des points communs avec celui des chasseurs, j’ai pour ces solitaires qui ne font pas de bruit, n’utilisent pas d’arme à feu et ne font pas courir de risque aux promeneurs, une sympathie nettement plus grande que pour les amateurs de fusils.

À l’habituelle entrée en matière « ça mord ? », l’un d’entre eux me répond avec un grand sourire « non, rien de rien, mais vous avez vu comme l’air est doux aujourd’hui ? », et lorsque je repars sur un « au revoir, et meilleure chance », il me souhaite à son tour « au revoir, et bonne promenade ! » J’aime bien ce mot, « promenade ». C’est un mot léger, décontracté, un peu désuet. Un mot sans prétention.

Vierge à l'Enfant sur le pont d'Épagne
Au moment de quitter la Somme, je remarque sur le pont qui mène au village d’Épagne une assez belle statue de Vierge à l’Enfant. Un autre pêcheur se trouve à deux pas. Quand je lui demande — après la question rituelle bien sûr — s’il sait pourquoi cette statue se trouve à cet endroit précis, ce vieux monsieur me répond en s’excusant presque « Je ne sais pas, je ne suis pas d’ici, je suis du Pas-de-Calais. Il faudrait demander à des gens du coin ». Et il poursuit « mais elle doit être là depuis longtemps, il y a plus de 50 ans que j’habite à Épagne, et elle était déjà là quand je suis arrivé ».

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