Anniversaire
- Publié le Jeudi 31 mai 2012
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°29 : Selommes -> Blois (samedi 16 juillet 2011)
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud.
Le 16 juillet 2010, je faisais à Bray-Dunes le premier pas de ma traversée de la France du nord au sud, à pied et en solitaire. Je n’avais aucune idée du temps que cela prendrait mais je savais que je ferais autant d’étapes qu’il serait nécessaire, en divisant le parcours en autant de segments que l’imposeraient mes contraintes personnelles et professionnelles. Un an plus tard jour pour jour, je suis encore loin d’avoir fini. La vingt-neuvième étape de ma randonnée au long cours vient de m’amener à Blois, au bord de la Loire que je traverserai demain. Vingt-neuf étapes et plus de sept cents kilomètres de tours et de détours sur le chemin des écoliers. Presque un mois de marche au cours d’un an de vie. J’ai traversé des centaines de villages, contemplé d’innombrables paysages et fait beaucoup de rencontres.
Vingt-neuf étapes et sept cents kilomètres, ce sont aussi des tas de photos, plusieurs carnets remplis de notes et une cinquantaine de billets publiés sur ce blog. C’est beaucoup, et pourtant mes premiers pas sur les bords de la mer du Nord me semblent dater d’hier.
Here is the Music Player. You need to installl flash player to show this cool thing! Les Frères JacquesEn sortant de l’école(Jacques Prévert / Joseph Kosma) |
Sur la carte de France, le tracé du voyage s’allonge. Le serpent bleu progresse toujours plus vers le sud et la liste des étapes commence à être d’autant plus longue que même celles qui n’ont pas encore fait l’objet d’un billet y figurent, révélant un futur qui pour moi est déjà le passé.
« Zéro, Bray-Dunes ; un, Malo-les-Bains ; deux, Gravelines ; trois, Calais… » Au rythme de mes pas, j’énumère souvent en marchant les étapes passées. C’est presque hypnotique. En tout cas, c’est aussi efficace pour détacher mon cerveau de tout ce qui n’est pas le plaisir de la marche que, pour d’autres, compter des moutons l’est pour s’endormir. À chaque étape, des images, des sensations, des souvenirs sont attachés. L’endroit où j’ai dormi, une petite aventure, une rencontre, un paysage. Les gabions de la Côte d’Opale, l’âne de Beaurainville, les manifestants de Gisors, la splendeur des falaises du bord de Seine, la boulangère de Maintenon, le vif chevreuil de la forêt de Crécy et le chevreuil mourant de la forêt de Rambouillet… et partout les statues, les églises, les croix, les cimetières… et puis les chiens, les vilains chasseurs, et les jolies factrices… Bon anniversaire !
Un bon raccourci
- Publié le Jeudi 24 mai 2012
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°28 : Morée -> Selommes (vendredi 15 juillet 2011)
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud.
Dans une clairière du bois où je viens de pénétrer, un ouvrier de l’ONF est adossé à la roue d’un gros engin forestier à l’arrêt. Il est très occupé à sculpter un bâton avec son Opinel. Je m’arrête, on discute. Il n’est pas pressé, moi non plus. On parle du temps qu’il fait, du temps qu’il fera, des arbres du coin, du plaisir de randonner dans la nature au lieu de travailler et du plaisir de se sentir toujours en vacances quand c’est dans la nature qu’on travaille. Et quand vient pour moi le moment de repartir :
— « Eh, tu pars par là ? C’est bien trop long ! Attends, pour sortir du bois, je connais un bon raccourci : tu continues tout droit sur ce petit sentier pendant cinq ou dix minutes. Là, tu vas tomber sur un chemin pierreux. À cent mètres à droite, y’a un dépôt de grumes. Tu lui tournes le dos, tu pars à gauche jusqu’à un vieux relais de chasse, tu prends à droite à l’embranchement et ensuite c’est tout droit. Avec ça, tu vas gagner au moins une demi-heure ! »
— « Super, merci pour le tuyau ! Au revoir ! »
Un quart d’heure plus tard, mon sentier croise le chemin pierreux annoncé. Effectivement, il y a des grumes à cent mètres… sur la gauche. À droite, nada. Est-ce la langue du forestier qui a fourché ou est-ce moi qui me rappelle mal ? Bon, je veux aller vers le sud et d’après le soleil le sud est à gauche… je vais prendre à gauche.
Encore une demi-heure plus tard. Il y a des grumes un peu partout. Le chemin est devenu un étroit sentier qui serpente entre les arbres, qui tourne et retourne et change sans cesse de direction. Le soleil s’est voilé et ma boussole est dans mon sac. Je ne suis pas du tout certain de marcher encore vers le sud. D’ailleurs, je n’ai pas vu le moindre relais de chasse. En résumé, je me suis perdu mais ce n’est pas bien grave, j’entends le bruit d’un autre engin forestier pas très loin devant, je vais pouvoir redemander ma route.Ce n’est pas un autre engin forestier, c’est le même, et c’est la même clairière. L’ouvrier que j’ai quitté il y a une heure est à son bord, en train de déplacer un gros tronc. Par chance il me tourne le dos et le bruit du moteur l’a empêché de m’entendre approcher. Vite, vite, je file sous les arbres et m’éloigne. Il ne manquerait plus qu’il me voie et comprenne que j’ai tourné en rond pendant une heure ! Tout de même, on a sa fierté.
Mettre un pas devant l’autre
- Publié le Vendredi 18 mai 2012
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°27 : Cloyes-sur-le-Loir -> Morée (jeudi 14 juillet 2011)
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud.
Deux longs mois se sont écoulés depuis qu’à Cloyes-sur-le-Loir j’ai repris le train pour Paris. Il m’a fallu attendre jusqu’à cette journée du quatorze juillet pour pouvoir enfin refaire le voyage dans l’autre sens. Deux longs mois qui, grâce à « la magie de l’absence de direct », se réduisent ici aux quelques jours qui séparent ce billet du précédent.
Quatorze juillet donc. Une fête nationale choisie par la IIIe République, théoriquement pour commémorer la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790, illustration de la paix et de la réconciliation nationale, mais qui est le plus souvent associée à la journée de violences que fut le 14 juillet 1789. Comme chaque année, la capitale que j’ai quittée ce matin avait été livrée aux tanks et à d’autres véhicules motorisés, tous plus gros et plus armés les uns que les autres. Les soldats qui y étaient juchés s’apprêtaient à défiler sur les Champs-Élysées, dans un grondement ininterrompu de moteurs et de bruits de chenilles.

J’ai marché une petite dizaine de kilomètres, juste ce qu’il faut pour se remettre en jambes après plusieurs semaines d’interruption. J’ai monté ma tente dans un joli petit bois près de Morée. Il fait beau, il y a un étang pas loin. Des oiseaux chantent tout autour, une mouche prisonnière bourdonne contre le double toit de ma tente. Ça va.
Écrire pour garder trace du vide
- Publié le Samedi 12 mai 2012
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°26 : Moléans -> Cloyes-sur-le-Loir (jeudi 19 mai 2011)
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud.
Le ciel était gris ce matin. J’ai cru qu’il allait pleuvoir mais cela n’a été qu’une fausse alerte. Quand vers huit heures je suis mis en route, du bleu apparaissait déjà, et très vite les nuages ont disparu.
Si je suis parti dès huit heures, c’est que je voulais arriver suffisamment tôt, non pas à Châteaudun comme initialement prévu mais à Cloyes-sur-le-Loir, afin d’y attraper un train qui me ramène vers Paris. Quand après plusieurs jours dans la nature on n’arrive toujours pas à se défaire des pensées négatives que la « vie normale » a causées, quand l’esprit reste saturé par les soucis personnels, inutile de s’obstiner… mieux vaut regagner la civilisation pour se colleter avec eux.
C’est aussi pour atteindre au plus vite la gare de Cloyes qu’au lieu de suivre avec obéissance les circonvolutions du GR, j’ai emprunté le raccourci des petites routes départementales qui filaient droit dans la bonne direction. Marche sans grand intérêt donc aujourd’hui, et pas grand-chose à écrire.
« Tenir un journal féconde l’existence. Le rendez-vous quotidien devant la page blanche du journal contraint à prêter meilleure attention aux événements de la journée — à mieux écouter, à penser plus fort, à regarder plus intensément. Il serait désobligeant de n’avoir rien à écrire sur sa page de calepin, le soir. Il en va de la rédaction quotidienne comme d’un dîner avec sa fiancée. Pour savoir quoi lui confier, le soir, le mieux est d’y réfléchir pendant la journée [...] Je griffonne toute la journée dans mes petits cahiers noirs. Écrire n’importe quoi pour ne pas souffrir. Les carnets : des personnages pleins de souvenirs, d’anecdotes et de pensées. » Sylvain Tesson — Dans les forêts de Sibérie (Gallimard nrf, 2011) |
Évidemment, ce ne sont pas les lieux que je traverse qui sont responsables de cette vacuité, c’est moi-même. Si les idées me fuient, c’est parce que je ne suis plus dans les mêmes dispositions d’esprit que lors de mes précédentes journées de marche. J’ai l’esprit parasité par mes problèmes personnels, je le sens paralysé, incapable de « créer de la pensée ». Aucune inspiration pour le blog, aucune inspiration pour mon carnet de notes, aucune inspiration quand je marche.
Pourtant, une fois arrivé chez moi, ou pendant le trajet dans le train, il « faudra bien » que je remplisse quelques pages de mon carnet. Et un jour, avec plusieurs mois de recul sans doute, que j’accuse acte sur mon blog d’une journée de grand vide.
La Journée de l’Europe
- Publié le Mercredi 9 mai 2012
- par Serval
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Neuf mai. C’est aujourd’hui la Journée de l’Europe, la « Fête nationale » d’une entité qui n’est pas une nation mais qui, pourtant, possède aussi un drapeau, une monnaie et un hymne, adapté de l’Ode à la Joie, le dernier mouvement de la Neuvième Symphonie de Ludwig van Beethoven. En voilà une bonne occasion d’écouter de la musique !
Here is the Music Player. You need to installl flash player to show this cool thing! ![]() O Freunde, nicht diese Töne! Mes amis, cessons nos plaintes ! |
Le 9 mai 1950, le ministre français des Affaires Étrangères, Robert Schuman, lisait devant la presse internationale une déclaration suggérant de « placer l’ensemble de la production franco-allemande de charbon et d’acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe », en ayant pour but d’accomplir la « première étape de la Fédération européenne » (les industries du charbon et de l’acier étaient alors à la base de toute puissance militaire).
La déclaration de Robert Schuman paraît particulièrement visionnaire lorsque l’on réalise qu’elle fut faite quelques années seulement après la fin de la deuxième guerre mondiale, qui avait aussi été la troisième guerre entre l’Allemagne et la France en 70 ans avec des millions de morts de chaque côté.
Quelques années plus tard, le Traité de Rome établissait la Communauté Economique Européenne entre six pays : Allemagne, France, Italie, Belgique, Luxembourg et Pays-Bas. Ils sont maintenant vingt-sept dans ce qui est devenu l’Union Européenne, entité dont les imperfections ne doivent pas faire oublier qu’elle a apporté paix et stabilité à des pays entre lesquels une guerre est maintenant devenue simplement inconcevable.
Tout ne ferme pas dans les villages
- Publié le Vendredi 4 mai 2012
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°25 : Bouville -> Moléans (mercredi 18 mai 2011)
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud.
Bientôt cinq heures du soir. Depuis quelque temps déjà, jambes et dos signalent avec insistance qu’il serait temps de trouver un endroit où poser le sac et monter la tente. Il a fait beau aujourd’hui, et quand il fait beau, bivouaquer c’est facile : il suffit de trouver un coin propice, calme et à l’écart, pour y passer la nuit incognito à l’abri des regards. En plaine, rien ne vaut ces bosquets qui parsèment les champs, lieux isolés au sein desquels très peu de gens pénètrent. Une fois la nuit tombée on y est bien tranquille, ignoré de tous, seulement entouré d’oiseaux et de petits animaux qui vaquent à leurs affaires, inconscients de la présence d’un humain à quelques mètres.
Une fois l’endroit choisi, une fois retirées les éventuelles ronces et orties, une fois le terrain aplati et débarrassé des cailloux et des menus branchages, on peut monter la tente, y installer matelas, duvet et toutes ses affaires. La fin de la journée passe vite : exploration des lieux, écriture, dîner, toilette, un peu de lecture et hop, au dodo.

Heureusement, il reste encore dans la plupart des villages un endroit calme et fleuri où l’eau potable est librement disponible, le seul établissement public sans doute qui ne disparaisse pas de nos campagnes. Lorsque le soir approche, en prévision du bivouac, le chemineau avisé recherche sur sa carte ces petites zones emplies de croix qui indiquent les cimetières. Il y fera le plein avant de partir à la recherche du bosquet accueillant où il s’arrêtera pour la nuit.
Vert, vert, vert
- Publié le Mercredi 18 avril 2012
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°24 : Barjouville -> Bouville (mardi 17 mai 2011)
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Vert tendre, vert vif, vert sombre, toutes les nuances de vert s’étalent à perte de vue. Du blé, de l’orge, du colza. Toute la journée j’ai marché au milieu des champs de la Beauce au printemps. C’est beau mais c’est un peu toujours pareil. Mais c’est beau. Mais c’est un peu toujours pareil. Mais c’est beau.
Il n’y a plus de chasseurs et du coup les oiseaux sont partout. Pigeons ramiers, hérons, buses, passereaux… et les lièvres ! Plein de lièvres, énormes et comme montés sur ressorts lorsqu’ils s’enfuient à tire d’oreille en entendant le bruit de mes pas. Oui, c’est beau, c’est même très beau.
Jeune, barbu, musclé, brun aux yeux bleus, l’air d’un marin breton mais bien d’ici pourtant, un agriculteur me le confirme tout en continuant à arranger les piquets de son champ : « La Beauce, c’est le plus beau pays du monde ! » En quelques minutes de conversion, il m’en apprend des choses……comment les hommes orientent sans le vouloir la sélection naturelle : « Les oiseaux sont nombreux, ça oui, mais y’a presque plus de perdreaux dans le pays. Les buses les repèrent facilement depuis qu’on a remplacé le maïs par le blé. »
…comment on se passait jadis de bornes kilométriques : « Sur l’Eure, des moulins, il y en avait un tous les 900 mètres, juste ce qu’il fallait pour que la rivière retrouve un débit suffisant pour alimenter le moulin suivant. »
…comment les hommes ont aussi modelé le paysage : « Les beaux étangs près de Fontenay-sur-Eure, ils ne sont pas naturels, ils ont été creusés pour y prendre du ballast, du sable et du gravier, et tout ça est devenu du ciment, du béton, c’est de ça que plein d’immeubles de Chartres et des alentours sont faits. » Pour une fois que de la beauté en résulte, on serait malvenu de se plaindre.
De retour…
- Publié le Lundi 26 mars 2012
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°23 : Chartres -> Barjouville (lundi 16 mai 2011)
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Il y a des blogs dans lesquels les articles semblent couler de source de la plume de leur auteur et se succèdent sans faillir. Et d’autres blogs, comme celui-ci, dont l’auteur semble (mais ce n’est qu’une impression) avoir peu de respect pour les personnes qui lui font l’honneur de s’intéresser à sa prose. Pour justifier l’irrégularité et la rareté de mes articles au cours des derniers mois, je dirai simplement que j’ai d’excellentes raisons, et qu’elles sont suffisamment personnelles pour que je demande à être cru sur parole.
Depuis Chartres, rejoint en une heure de train depuis Paris, une toute petite étape m’a mené à Barjouville, dans une zone commerciale de banlieue où j’ai passé la nuit dans un hôtel pour VRP. Au passage, un détour pour visiter la maison Picassiette a été comme un adieu transitoire au monde sage de la vie « normale », alors que je rejoignais à nouveau avec bonheur le monde parallèle des chemins de randonnée. Un monde parallèle qui, lorsque l’on y séjourne, semble souvent plus réel et plus fiable que celui de tous les jours.
Les belles endormies
- Publié le Dimanche 1 janvier 2012
- par Serval
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Elles ne sont sans doute pas très nombreuses, en France, les personnes qui connaissent Yasunari Kawabata. Il s’agit pourtant de l’un des plus grands écrivains japonais du XXe siècle, qui a reçu le Prix Nobel de littérature en 1968. Les belles endormies est un livre écrit à la fin de sa vie, quelques années avant qu’il décide de la quitter, sans bruit et sans explications.
Les « belles endormies », ce sont des jeunes femmes qui vendent leurs nuits dans une maison close réservée à des clients de tout repos, des vieillards qui n’ont plus la capacité de consommer leurs fantasmes. Âgé de soixante-sept ans, Eguchi vient sur les conseils d’un ami dans cette auberge calfeutrée où, après avoir pris le thé avec une mère maquerelle imperturbable, il va s’allonger pour la nuit auprès d’une jeune fille, vierge et nue, que rien ni personne ne pourra faire sortir du sommeil profond où un narcotique l’a plongée avec son accord. Lorsqu’elle s’éveillera, elle n’aura aucun souvenir de l’homme avec qui elle aura dormi, ni de ce qui se sera passé pendant qu’elle dormait.
Egushi pourra la regarder, la toucher, la caresser, l’écouter, la humer, goûter sa peau, usant de tous ses cinq sens pour tenter d’approcher sa jeunesse. Lui qui se pense différent des autres vieux clients parce qu’il n’a pas encore complètement perdu ce qui fait de lui un homme pourra faire à la jeune endormie tout ce que ses désirs lui dicteront, sauf violer sa virginité, ce que la stricte loi de la maison interdit.Eguchi va revenir plusieurs fois dormir dans cette auberge, et à chaque fois le corps d’une femme différente lui tiendra compagnie. Ces jeunes femmes exposent la fraîcheur de leur corps, la douceur de leur peau, la robustesse de leur membres, aux appétits du corps décrépit du vieillard qu’Eguchi est devenu mais leur âme lui reste inaccessible.
Pas de pornographie dans ce livre, et beaucoup plus de respect pour les femmes qu’on pourrait le penser. Kawabata fait de son court récit à l’érotisme omniprésent une réflexion sur le temps qui passe, une rêverie sur le désir et les regrets, une méditation sur le sens de la vie et sur la peur de la mort. Les mots les plus simples lui servent à décrire la solitude d’un vieil homme qui s’achemine lucidement vers sa fin avec le détachement d’un esthète, en se remémorant les moments intenses de son passé, les lieux qu’il a visités, les fleurs qu’il a respirées, les femmes qu’il a aimées : ses maîtresses, ses filles, sa mère (et bien peu sa femme).
« La fille secoua l’épaule et de nouveau s’étendit sur le ventre. Il semblait que ce fût là sa position préférée. Le visage toujours dirigé vers Eguchi, de la main droite elle serrait légèrement le bord de l’appuie-tête et son bras gauche reposait sur le visage du vieillard. Cependant, elle n’avait rien dit. Il sentait le souffle chaud de sa respiration paisible. Le bras, sur son visage, remua comme pour retrouver l’équilibre ; il le prit de ses deux mains et le posa sur ses yeux. La pointe des ongles longs de la fille piquait légèrement le lobe de l’oreille d’Eguchi. L’attache du poignet s’infléchissait sur sa paupière droite, de sorte que la partie le plus étroite de l’avant-bras recouvrait celle-ci. Désirant rester ainsi, le vieillard pressa la main de la fille sur ses deux yeux. L’odeur de la peau qui se communiquait à ses globes oculaires était telle qu’Eguchi sentait remonter en lui une vision nouvelle et riche. À pareille saison tout juste, deux ou trois fleurs de pivoine d’hiver, épanouies dans le soleil de l’automne tardif au pied du haut mur d’un vieux monastère du Yamato, des camélias sazanka blancs épanouis dans le jardin en bordure du promenoir extérieur de la Chapelle des Poètes Inspirés, et puis, mais c’était au printemps, à Nara, des fleurs de pteris, des glycines, et le « Camélia effeuillé » couvert de fleurs au Tsubaki-dera… « Ah ! j’y suis ! » À ces fleurs était lié le souvenir de ses trois filles mariées [...] Au fond de ses yeux que recouvraient la main de la fille, il voyait tantôt surgir, tantôt s’effacer des visions de fleurs, et tout en s’y abandonnant, il revivait les sentiments qu’il avait éprouvés au jour le jour quand, quelque temps après avoir marié ses filles, il s’était intéressé à des jeunes personnes étrangères à sa famille. Il en venait à considérer cette fille-ci comme l’une des jeunes personnes de ce temps-là. Yasunari Kawabata — Les belles endormies (1961 – vf. Le livre de Poche, 1970) |
La beauté de ce récit tient beaucoup à la façon dont Yasunari Kawabata réussit à le faire progresser sur la ligne ténue entre les sentiments et les sensations, entre l’amour éthéré et le sexe. Ces jeunes femmes nues et dociles qui dorment contre lui sont l’illustration douloureuse de la beauté et de la jeunesse qu’il a lui-même perdues, et leur profond sommeil devient l’illustration de sa propre mort à venir.
Un livre magnifique, court et dense, qu’il faut lire lentement, en dégustant les mots.
Les 5 sens à Paris — Le sixième sens
- Publié le Lundi 26 décembre 2011
- par Serval
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Venise… ville sans voitures, ville de palais et de musées, ville aquatique et piétonne, ville de canaux et de ruelles où l’on se perd sans cesse. On marche dans une rue empruntée la veille, on atteint un pont qu’on reconnaît très bien, on s’engage dans une ruelle qui doit être la bonne, on tourne au coin… et on ne sait plus où l’on est. Pour peu que l’on n’ait pas succombé aux sirènes de Google Maps et du GPS, on n’a plus qu’une seule solution : faire appel à son sixième sens pour retrouver son chemin.
À Paris aussi, se perdre est probablement le meilleur moyen de découvrir la ville. En tout cas, c’est le plus agréable. Paris intra-muros est une ville à taille humaine qu’on peut traverser en moins de deux heures de marche et que le métro quadrille. Contrairement par exemple à tant de villes nord-américaines qui semblent n’être qu’une succession de banlieues, c’est une ville centralisée composée de quartiers, anciennes bourgades que le temps a réunies.
Toi qui passes à Paris quelques heures ou quelques jours, tu peux bien sûr t’aider d’un guide pour décider quelle partie de la ville visiter demain, mais rien de tel ensuite que de le remettre dans ton sac ou dans ta poche pour laisser ton intuition décider seule du chemin à prendre. Rejoins la foule dans les rues de Montmartre ou du Quartier latin si tu veux, mais ensuite marche donc ça et là, au hasard et sans but ; regarde les vitrines, regarde les gens ; arrête-toi dans un café pour une bière ou un expresso ; remets-toi en route, prends une autre rue, tourne à droite, tourne à gauche, trompe-toi de chemin, reviens sur tes pas… fais confiance à ta bonne étoile et à ton sixième sens pour arpenter le quartier et découvrir son âme.De toute façon, tu ne vas pas « connaître Paris » en un jour, en un séjour, n’est-ce pas ? Alors, fabrique-toi plutôt des souvenirs : un ancien temple romain caché au fond d’une cour, derrière la porte cochère d’une petite rue ; le spectacle magnifique du soleil qui se couche au dessus du Palais du Trocadéro ; le charme des Parisiennes, avec leur inimitable façon de maîtriser les modes et de les intégrer à leur propre style, choisissant d’instinct la forme et la couleur qui s’accorde parfaitement à leurs cheveux, à leurs yeux, à leur peau ; le son de l’accordéon joué par un vieux musicien à la terrasse d’un café ; le parfum de la rose rouge achetée à un vendeur des rues ; la saveur du dîner dans ce petit hôtel ; la sensation de sa main sur ta peau… Ton sixième sens donnera aux cinq autres la possibilité de te forger des souvenirs inoubliables.