Vive la chasse !

Traversée Nord-Sud, étape n°20 : Orgerus -> Rambouillet (lundi 10 janvier 2011)
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'Merci de votre compréhension' (ben voyons).
J’étais un peu inquiet à l’idée de passer toute la journée à traverser une aussi grande forêt. Marcher dans des chemins forestiers isolés, dans un silence seulement rompu par le chant des oiseaux et le froissement des feuilles mortes sous mes pas, voilà qui risquait d’être fort ennuyeux.

Quelle chance donc qu’on soit lundi ! Car le lundi, en forêt de Rambouillet, c’est jour de chasse. Pas de lourd silence donc, pas de morne solitude, je marche en bonne compagnie : les coups de fusil se succèdent, les trompes et les cors résonnent harmonieusement et les cris virils qui jaillissent de toutes parts témoignent de la noble excitation des protecteurs de la nature qui régulent aujourd’hui la pullulation animale.

Les vaillants chasseurs attendent leur chauffeur
Jugez de mon ignorance : en entendant des sons de trompe, j’ai d’abord cru à une chasse à courre. Mais non. Comme deux vaillants guerriers, harnachés de manière seyante de splendides gilets orange fluo, me l’expliquent avec indulgence : « La chasse à courre, c’est le mardi. Aujourd’hui, on chasse à pied. » Zut, quel dommage que je ne puisse pas repasser par ici demain !

Il est juste midi, les deux hommes attendent le passage du 4 x 4 qui va les emmener au restaurant. Ils se réjouissent déjà du déjeuner entre amis qu’ils ont bien mérité après une matinée riche en émotions. J’attends avec eux en devisant, avide de m’enrichir l’esprit au contact d’autres membres de cette auguste confrérie.

Vive la chasse !
Le véhicule arrive bientôt, tirant une remorque garnie de deux bancs sur lesquels six sympathiques messieurs en orange et kaki sont déjà assis. En attendant un retardataire qui vide sa vessie, l’un d’entre eux raconte à son sujet à l’assemblée hilare :
– Il a tiré un paon, l’andouille ! Rires.
– Un paon ? Quel ballot. Et il l’a eu ?
– Bah, je crois, mais tu penses bien que je ne suis pas allé voir, hein. Il était midi moins dix, et j’avais faim… et soif !
– Ha-Ha-Ha-Ha !

Vive la chasse !
J’ai passé mon chemin. Il n’y a plus de coups de feu, les braves se sustentent quelque part, bien au chaud. Dans un sentier rectiligne bordé de grillages, je me trouve soudain nez-à-nez avec une femelle chevreuil blessée.

Mourante, en fait.

Vive la chasse !
Me voyant au dernier moment, elle essaie de sauter par-dessus le grillage qu’elle heurte de plein fouet. Elle retombe lourdement sur le sol et ne se relève pas. Terrorisée, tremblante et parcourue de soubresauts, la langue pendante et le flanc écarlate, elle ne fuit plus. Tandis que je lui parle doucement, désemparé, impuissant, la vie quitte lentement ses yeux.

Vive la chasse ! Vivent les chasseurs !

L’axe du loup

Taïga

Peu importe à Sylvain Tesson de savoir si l’épopée de Slavomir Rawicz, le survivant échappé du Goulag est une mystification ou non. Ce qui l’intéresse, c’est que de nombreux hommes aient réussi à fuir l’univers carcéral soviétique sibérien en empruntant cet itinéraire nord-sud à travers la taïga et la steppe, le désert et l’Himalaya.

Soixante ans après Rawicz, il décide de placer ses pas dans les siens et, depuis la région de Iakoutsk en Sibérie, de rejoindre à son tour l’Inde. Il sait bien que l’on ne peut pas comparer la fuite à pied d’hommes poursuivis par le NKVD en 1941 et sa lubie aventurière préparée, mais il veut, dit-il, « arpenter les chemins d’évasion pour rendre hommage à tous les arpenteurs de steppe […] qui savent que s’arrêter c’est mourir ». Il voyagera « loyalement », sans utiliser de moyen mécanique, en ne s’autorisant que la marche, le cheval et le vélo.

L'axe du loup (Sylvain Tesson)
« Les hordes nomades de la haute Asie se sont en effet déplacées d’est en ouest ou dans le sens inverse, au long des âges, sans quitter les bandes bioclimatiques latitudinales auxquelles elles étaient adaptées [...] le balancier de l’Histoire a toujours battu du levant vers le couchant ou du couchant vers le levant. Avec une exception : quand une horde affamée voulait razzier une oasis, alors le raid s’effectuait du nord au sud (car les nomades prédateurs peuplaient les latitudes septentrionales alors que les oasis étaient disséminées dans les latitudes plus méridionales) et les loups fondaient sur les jardiniers sédentaires et dessinaient à le surface de l’Eurasie des itinéraires non conformes aux tracés habituels.
Il n’y a que le loup, créature en marge du monde, pour ne pas marcher dans la direction ordinaire. Les évadés, qui sont un genre de bête traquée, ont eux aussi emprunté cet axe conduisant du septentrion de l’Eurasie jusqu’aux versants de l’Himalaya, « l’axe du loup ».
Sylvain Tesson — L’axe du loup (Robert Laffont, 2004)

« L’axe du loup » est le récit de ce voyage de huit mois et de plus de six mille kilomètres pendant lequel Sylvain Tesson éprouve ce qu’il est venu chercher : la splendeur des paysages, l’hospitalité des peuples, et souvent la solitude extrême, la faim, le froid ou la sécheresse.

Ce récit n’échappe pas aux écueils de beaucoup de livres de voyage : il est centré sur son auteur dont les facultés d’auto-promotion sont lassantes, qu’il s’agisse des petites phrases sur les interviews qu’il donne ou des photos du livre dont la plupart le mettent en scène. On aimerait qu’il sache plus s’effacer derrière le monde qu’il parcourt et les humains qu’il rencontre… mais n’est pas Nicolas Bouvier ou Jacques Lacarrière qui veut. Sylvain Tesson est un aventurier qui écrit, et non un écrivain parti à l’aventure.

Ce livre donc n’est pas un grand livre, mais c’est un récit intéressant, le témoignage impressionnant de ce qu’un homme à l’esprit d’aventure est capable de réaliser. Il est paru en 2004, l’année même ou Slavomir Rawicz s’évadait pour de bon de ce monde.

Écritures en abîme

Traversée Nord-Sud, étape n°19 : Mantes-la-Jolie -> Orgerus (vendredi 05/11/2010)
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À suivre...

Novembre… Plus de trois mois se sont écoulés depuis mon départ de Bray-Dunes, et trois semaines depuis qu’à Mantes-la-Jolie j’ai repris le train pour Paris. Le temps file, et tandis que mon voyage à pied s’émaille de pauses obligées pendant lesquelles mes carnets cessent d’être alimentés, les billets continuent à arriver régulièrement sur ce blog.

Les notes manuscrites prises au jour le jour obéissent forcément à la contrainte du temps présent. Leur écriture est basée sur l’instant. Pour le blog, c’est différent. Dans le cadre de cette traversée nord-sud de la France à pied, j’ai certes pris le parti de rédiger surtout des « billets pointillistes » qui se rattachent à une seule étape ou fragment d’étape. Là aussi la mesure du temps est l’instant. Pourtant, je ne me prive pas complètement de « l’atout de jouer avec le temps » cher à Jacques Lacarrière car les semaines ou les mois écoulés depuis cet instant l’enrichissent de l’expérience d’un futur qui s’est transformé en passé. La réécriture est guidée par le recul.

Chemin faisant (Jacques Lacarrière)
« Dans le carnet où je notais mes impressions au jour le jour, il m’eût été difficile de connaître d’avance les événements du lendemain. Deux ans plus tard, quand je me décidai à écrire le livre qui allait devenir Chemin faisant, je n’étais plus du tout dans les mêmes conditions. Dès la première page du manuscrit, je savais bien que j’étais arrivé sain et sauf au terme du voyage ainsi que tout ce qui m’était advenu jour après jour. Il me paraissait impossible de faire comme si je ne le savais pas. Non pour des raisons de sincérité ou de vérité pure et simple, mais parce que je me serais privé d’un atout : pouvoir jouer avec le temps. »
Jacques Lacarrière – Chemin faisant (Fayard, 1997)

Dans le présent de mes carnets de route, c’est aujourd’hui le 5 novembre 2010. J’ai repris ce matin le train pour Mantes d’où je me suis remis en marche vers le sud, direction Orgerus. À ce jour, les derniers billets publiés sur le blog racontent mon retour en train à Beaurainville, le 4 septembre 2010, et comment mon premier tampon a été apposé sur ma « pseudo-credencial ».

Dans un autre présent, celui de la publication de cet article, nous sommes le 12 février 2011. En quelques sauts de puce hivernaux, je viens d’arriver à Chartres. Quand en parlerai-je ici ? Où en serai-je alors de ce voyage à pied ? Aurai-je franchi quelques étapes supplémentaires vers le sud ou serai-je resté scotché par l’hiver et le travail quotidien ? Est-ce que je me serai « rattrapé » ?

4 septembre, 5 novembre, 12 février… Les deux écritures, conjointes et décalées, dans mes carnets et sur ce blog forment comme un jeu de miroirs, une écriture en abîme.

À pied du cercle polaire à l’Himalaya

Les chemins de la liberté
Image tirée du film « Les chemins de la liberté » de Peter Weir

Sibérie, hiver 1941. Sept prisonniers du Goulag réussissent à s’évader du camp 303, à 600 km du cercle polaire. Slavomir Rawicz, jeune officier polonais, est de ceux-là. Pour échapper aux poursuites, les évadés choisissent le chemin vers la liberté le plus long et le plus difficile : celui du sud. Ils veulent atteindre l’Inde, à plus de 6.000 km de là.

À pied, sans boussole, sans habits adaptés, sans autres outils qu’une lame de hache et un couteau, ils traversent successivement la Sibérie, la Mongolie et le désert de Gobi, l’ouest de la Chine, le Tibet et l’Himalaya. En route, ils recueillent une jeune fille polonaise, Kristina, qui va devenir leur porte-bonheur… mais quatre d’entre eux seulement arriveront au bout du voyage.

À marche forcée (Slavomir Rawicz)
« Nous cheminâmes encore pendant deux épuisantes journées avant d’atteindre un sol plus ferme, étendue caillouteuse légèrement mêlée de sable [...] Devant nous s’élevait doucement une pente rocheuse aride et dénudée. Je n’avais plus qu’une pensée en tête : peut-être y aurait-il de l’eau sur l’autre versant. Nous nous reposâmes deux heures avant d’entamer la longue ascension. Nous ôtâmes nos mocassins pour les vider du sable qu’ils contenaient. Nous essuyâmes la fine poussière qui s’était logée entre nos orteils. Puis, laissant le désert de Gobi derrière nous, nous commençâmes à grimper »
Slavomir Rawicz — À marche forcée (Phébus, 2002)

À marche forcée (The Long Walk) n’est pas un roman, et Slavomir Rawicz, mort en 2004 à l’âge de 88 ans, n’était pas un écrivain. Ce fut l’homme de ce seul livre, écrit avec l’aide d’un journaliste britannique, Ronald Downing, pour raconter ce qu’il a affirmé être le récit de sa propre évasion du Goulag (c’est de ce livre qu’est tiré le film « Les chemins de la liberté » mais le film est loin de valoir le livre). Sa nouvelle édition en français, traduite de l’anglais par Éric Chédaille, date de 2002. Elle avait été voulue par Nicolas Bouvier qui a dit du livre de Rawicz : « Ce n’est pas de la littérature, c’est peut-être mieux que ça [...] Certains livres sont assez forts pour se passer du secours du style ».

Et pour être fort, ce livre l’est. Bien sûr, il y a des invraisemblances. Rawicz et ses amis auraient passé 10 jours sans boire dans le désert de Gobi ; celui-ci est décrit comme un désert de sable avec des palmiers dans les oasis ; les évadés auraient traversé l’Himalaya en hiver sans aucun équipement ; ils y auraient vu deux créatures ressemblant fort à des yétis. Mais qu’importe. Même si l’aventure a vraisemblablement été enjolivée, soit par Rawicz lui-même, soit par son « nègre » Downing, connu pour sa volonté de prouver l’existence de « l’abominable homme des neiges », le livre qui en est tiré relate une aventure extraordinaire. C’est un fantastique témoignage sur la volonté et la résistance humaines.

Et si tout a été inventé… eh bien tant pis, le livre est magnifique quand même.

Sur des chemins familiers

Traversée Nord-Sud, étape n°18 : La Roche-Guyon -> Mantes-la-Jolie (Ve 15/10/2010)
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L'Église Notre-Dame de Vétheuil
L’église de Vétheuil (Cliquer sur l’image)

En un simulacre d’étape de montagne, le chemin depuis La Roche-Guyon longe d’abord la Seine à flanc de falaise. En haut du coteau, un étroit sentier traverse longuement la pelouse calcaire puis descend sur Vétheuil. Qui dit Vétheuil dit Monet, en une période de sa vie douloureuse et misérable mais riche en toiles lumineuses. Reflets des maisons et des paysages dans l’eau de la Seine, soleil couchant, et partout l’église Notre-Dame et son toit si particulier aux motifs polychromes.

Pour la première fois au cours de ma traversée de la France, je marche à domicile car le Vexin français c’est chez moi : il y a bien des années que j’arpente les chemins de ce plateau calcaire à une heure de Paris. Boucles autour de Villarceaux ou de Théméricourt, promenades dans la vallée de l’Aubette de Magny ou sur les hauteurs d’Onville, c’est par dizaines qu’il faudrait compter mes balades ici en toutes saisons. Me voici donc consacré « régional de l’étape ». Pour un temps, le plaisir de découvrir de nouveaux paysages cède la place à la joie de retrouver des endroits familiers, comme je replace mes pas dans les traces de mes propres souliers.

La vieille église de Nucourt
Auvers-sur-Oise, Vétheuil, Giverny. Pas besoin d’en dire plus : c’est beau, le Vexin. C’est tout sauf monotone, avec les amples ondulations boisées d’Arthies et de Marines, les vallées de la Viosne, du Sausseron, de l’Epte, et celle de la Seine qui le limite au sud. Sur le plateau du Vexin français, les champs de céréales du « grenier à blé de Paris » s’étalent à perte de vue. Les moulins, les lavoirs et les fontaines, les pigeonniers, les églises et les croix, sont pour le promeneur autant de repères, autant de rappels de ses visites précédentes.

Dans ce pays agricole, les toits des maisons, les clochers des églises sont visibles de loin. Ils sortent de terre, y compris au sens propre : la pierre, l’argile et le plâtre qui les constituent proviennent du terroir, matériaux qui font se fondre les couleurs des villages dans celles du paysage. Auvers-sur-Oise, Vétheuil, Giverny : pas besoin d’en dire plus.

Par vent arrière

Traversée Nord-Sud, étape n°17 : Gisors -> La Roche-Guyon (jeudi 14 octobre 2010)
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La vallée de la Seine depuis les hauteurs de La Roche-Guyon

La route est longue et je suis parti tard. Je marche en ligne droite sur de petites routes et des chemins d’exploitation qui s’étirent entre les champs. Tout droit vers le sud, avec dans le dos le vent du nord qui me pousse et m’aide à progresser. Un vent fort avec des rafales : sous le ciel pourtant bleu, la bise est venue.

Malgré sa froidure, je ne me plains pas. Avoir le vent avec soi est une chance qu’il faut savoir apprécier à sa juste valeur. Le vent contraire est le pire ennemi, un ennemi invisible et constant qui ne se contente pas de ralentir le marcheur qui doit lutter contre lui : il sape son élan, il le saoûle et le vide de son énergie.

Mais aujourd’hui, la bise est mon alliée. Sa main complice me pousse dans le dos, elle joue avec moi, me désarçonne et me fait presque décoller de terre lorsque ses rafales s’engouffrent sous mon sac. « Ch’vint il est heut » dit-on en langue picarde pour désigner la bise du nord qui m’accompagne obligeamment un peu au-delà des limites de sa zone habituelle d’influence, aux confins de la Picardie et du Vexin Normand. « Le vent, il est haut ».

Petite encyclopédie des vents de France (Honorin Victoire)
« Mais « le vent » n’existe pas. Tout comme « l’eau » des rivières et des fleuves, c’est un mot derrière lequel se cache une multitude de souffles différents. Leurs filets sont des caresses, leurs crues des ouragans. Ils prennent leur source, font leur lit, coulent et se faufilent à travers les vallées, selon des débits et des rythmes propres, avant de se jeter dans l’inconnu où ils s’évaporent sans laisser de trace. Magie d’une existence éphémère sans cesse renouvelée. »
Honorin Victoire — Petite encyclopédie des vents de France (JC Lattès, 2001)

J’avance donc vite, par vent arrière, parmi les champs qui longent la vallée de l’Epte, jusqu’à ce que tout à coup, sans prévenir, le vent mollisse et m’abandonne quand je franchis l’Aubette, non loin de Bray-et-Lu. En quelques minutes c’est fini, plus un souffle. Je marche à nouveau seul en cette fin d’après-midi.

Deux kilomètres encore, un bois, des chemins creux. Et puis, la récompense d’une lumière dorée qui traverse les branches quand j’atteins les hauteurs de La Roche-Guyon. Un chemin de montagne en ce pays de plaine serpente sur les flancs des coteaux calcaires qui protègent le fleuve. Je descends. Aux rayons d’un soleil proche de l’horizon, les falaises de craie de la vallée de Seine étalent leur blancheur sous un ciel bleu foncé.

Éloge de la fuite

Traversée Nord-Sud, étape n°17: Gisors -> La Roche-Guyon (jeudi 14 octobre 2010).
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Fragile lumière au bout du tunnel

Le centre de Gisors, autour du château qui le domine, paraît de prime abord un calme centre-ville, celui d’une ancienne cité que les années ont fait évoluer en une petite ville provinciale bourgeoise. Sauf que l’impression que j’ai eue hier, en traversant la « banlieue est » de la ville, d’arriver dans une zone défavorisée du « neuf-trois », va se confirmer ce matin.

En sortant de la boulangerie où je viens d’acheter un sandwich, j’entends sur ma droite une clameur qui s’amplifie rapidement. À quelques dizaines de mètres, une centaine de jeunes gens avancent dans la rue en criant « Sarko, m’entends-tu ? » et en chantant « On va, on va, on va tout casser » sur l’air des lampions. Et, en effet, ils cassent. Les vitrines de la rue sont brisées les unes après les autres tandis que les commerçants essaient de baisser à temps leur rideau métallique.

Je file sur la gauche et rejoins la place de l’Hôtel de Ville où la maréchaussée en uniforme (cinq ou six jeunes gens à l’air affolé) est en position, derrière deux voitures bleues placées en travers de la chaussée. Cherchant à comprendre comment faire marcher son pulvérisateur, un policier se projette à la figure une giclée de gaz lacrymogène et doit opérer un repli stratégique, guidé par un collègue, pour se laver les yeux. La tension se relâche un peu devant cet épisode du « Gendarme de Gisors ».

Pendant ce temps, les premiers manifestants sont arrivés à proximité de la place. Ils ont entre 15 et 30 ans avec un bon tiers de filles. Certains ont le bas de la figure caché par un foulard. Je ne me risque pas à sortir mon appareil photo. Aucune banderole, aucun slogan politique – injurier Sarkozy en 2010, ce n’est plus de la politique – seulement des cris de colère et ce « on va tout casser » qui n’est pas une vaine menace.

C’est à la fois triste et inquiétant. Je ne veux pas savoir la suite, je fuis. Je tourne les talons et mets le cap vers le sud-ouest. Lorgnant sur ma dégaine et mon sac à dos, un passant me demande où je vais : « Vers la vallée de l’Epte jusqu’à la Roche-Guyon ». « Vous avez bien raison, c’est joli là-bas. Ici, ce n’est plus la Normandie, c’est la banlieue parisienne ; mais c’est pas Neuilly, hein ! »

Éloge de la fuite (Henri Laborit)
« Rester normal, c’est d’abord rester normal par rapport à soi-même. […]
Se soumettre c’est accepter, avec la soumission, la pathologie psychosomatique qui découle forcément de l’impossibilité d’agir suivant ses pulsions. Se révolter, c’est courir à sa perte, car la révolte si elle se réalise en groupe, retrouve aussitôt une échelle hiérarchique de soumission à l’intérieur du groupe, et la révolte, seule, aboutit rapidement à la suppression du révolté par la généralité anormale qui se croit détentrice de la normalité. Il ne reste plus que la fuite. […]
Ce comportement de fuite sera le seul à permettre de demeurer normal par rapport à soi-même, aussi longtemps que la majorité des hommes qui se considèrent normaux tenteront sans succès de le devenir en cherchant à établir leur dominance, individuelle, de groupe, de classe, de nation, de blocs de nations, etc. »
Henri Laborit — Éloge de la fuite (Folio essais, 1976)

Depuis une semaine, je vivais en dehors de l’actualité mais, une fois n’est pas coutume, j’irai dans la soirée chercher des informations sur Internet. Rien sur Gisors en particulier. Partout en France aujourd’hui, « les lycéens ont manifesté contre la réforme des retraites, parfois violemment ». M’est avis que la réforme des retraites a bon dos. Les jeunes gens de ce matin, souvent trop âgés pour être des lycéens, n’ont pas lancé un seul slogan à ce propos. Je crois plutôt qu’ils exprimaient comme ils le pouvaient leur ras-le-bol, leur désespoir et leur colère envers une société qui les a oubliés et ne leur fait espérer aucun avenir.

Arrivée à Gisors

Traversée Nord-Sud, étape n°16 : Ons-en-Bray -> Gisors (mercredi 13/10/2010)
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Arrivée à Gisors

Une fois sorti de la forêt de Thelle, changement d’ambiance : après la douceur automnale des bois, revoici la rudesse du bitume et le bruit des voitures, pas trop nombreuses heureusement, sur cette route qu’il me faut emprunter sur plusieurs kilomètres pour rejoindre Gisors.

Juste après la zone commerciale, à l’entrée de la ville, une dame arrive face à moi, sur le trottoir d’une petite rue pavillonnaire. Elle promène son labrador. Elle change de trottoir en me voyant et est à l’évidence très surprise par le « bonjour » de randonneur que je lui adresse lorsque j’arrive à sa hauteur. Son expression d’étonnement ne fait toutefois pas totalement disparaître celle, initiale, de frayeur.

Je me faisais de cette ville au passé médiéval l’idée d’une petite cité provinciale, calme et douillette. Telle que je l’aborde, elle ressemble plutôt à une ville de banlieue défavorisée, avec des jeunes gens qui zonent à trois ou quatre et me regardent par en-dessous, d’autres qui font pétarader leur scooter, et une nouvelle variante de sociologie canine : les caniches et cockers d’hier sont aujourd’hui remplacés par des bergers allemands et par ces animaux terrifiants que sont les pitbulls, boerbulls et autres rottweillers.

Kebab
Je suis bien content que des grilles me séparent de ces chiens d’attaque qui grondent mais n’aboient pas – et n’en sont que plus menaçants – tandis qu’ils me regardent passer avec des yeux de psychopathe.

« L’hôtel-restaurant de la Gare » où je vais passer la nuit ne fait pas restaurant (ça ne s’invente pas) et tous les restaurants de Gisors sont fermés les mercredis et jeudis soirs. Bon. Aujourd’hui encore, pour le dîner, ce sera donc kebab.

On marche dans l’automne

Traversée Nord-Sud, étape n°16 : Ons-en-Bray -> Gisors (mercredi 13 octobre 2010)
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On marche dans l'automne

Les mûres disparaissent à toute vitesse, elles se dessèchent presque à vue d’oeil. Sans doute à cause du froid un peu vif des deux dernières nuits, elles se sont ratatinées. Les cenelles et les cynorrhodons eux aussi sont flétris, leur peau hier luisante est maintenant terne et fanée. Les prunelles résistent à peine mieux ; seule leur pruine sauve les apparences. Deux journées ont suffi. Ça y est, c’est l’automne.

Il fait très beau pourtant. Dans la forêt de Thelle, le chemin semble tracé juste pour le plaisir de s’enfoncer entre deux rangées de fougères dorées que la lumière du matin fait briller.

Les chemins nous inventent (Philippe Delerm)
« Tout l’automne à la fin n’est plus qu’une tisane froide », écrivait Francis Ponge. Mais il y a juste avant quelques jours à cueillir. Bien sûr, on n’ose plus parler d’été indien. Bien sûr, on se résigne à revenir aux pluies qui glissent vers l’hiver, si doucement. Dans les jardins déjà presque nus, quelques dalhias, quelques cosmos posent encore des taches mauves ou roses, à peine délavées. Mais la forêt a gardé toute sa lumière. Elle vient du sol ; on marche dans l’automne. »
Philippe Delerm — Les chemins nous inventent
(Stock, 1997)

Cette lumière qui filtre à travers le feuillage joue sur l’écorce des arbres et dessine des ombres dans le sous-bois ; elle fait miroiter pour quelques dernières secondes les feuilles jaunes que chaque nouveau souffle de vent fait tomber lentement, en virevoltant, jusqu’à atteindre le lit des milliers d’autres feuilles qui tapissent le sol.

Les ronces piquent du nez, mais le houx surgit de toutes parts. Lui que je n’avais pas encore remarqué étale avec orgueil ses belles feuilles vertes et pointues et ses baies rouges. Premier signe d’un Noël encore loin pourtant. Reconnaissance surtout — on ne peut plus la nier — de la mort de l’été.

Tous les matins du monde

Pont-Royal
Le Pont-Royal, Paris (GMT+1) – 24 janvier 2011, 7h59

Chaque matin depuis le 7 octobre 2010, Myriam a pris une photo à 7h59 précises et l’a publiée sur son blog Tous les matins du monde.

Au fil de 110 photos, qu’il fasse beau ou qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, elle a décliné l’idée de matin, en introduction à son idée de « réunir au moins 24 personnes autour d’un projet très simple : prendre une photo libre et personnelle traduisant son matin du 24 janvier 2011 à 7h59 ». Au moins 24 personnes, c’est à dire au moins une personne dans chacun des 24 fuseaux horaires de la planète.

Voici mon cliché. Le saule sous les branches duquel je l’ai pris est un vieil ami.

Toutes les photos : http://www.morningsworld.fr/

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