Carnets de route
- Publié le Jeudi 28 octobre 2010
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°8 : Beaurainville -> Hesdin (Sa 04/09/2010).
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud.
Assis seul à une extrémité d’un wagon presque vide dans le train qui me ramène à Beaurainville, j’observe discrètement mes voisins. À ma gauche, de l’autre côté du couloir, une jolie blonde aux cheveux bouclés écoute son iPod, les yeux fermés. Devant elle, un couple somnole ; sa jambe plâtrée à elle repose sur ses cuisses à lui. Un peu plus loin, trois jeunes anglais à l’accent très posh parlent avec animation de vins, de bières et de fromages. Quelques autres personnes dorment, lisent ou sont penchées sur leur ordinateur portable.
Le train avance lentement et s’arrête à chaque gare, mais je suis presque arrivé. Dans une demi-heure à peine, je me retrouverai à l’endroit même où, il y a cinq semaines, ma longue promenade en direction du Cap Cerbère s’est interrompue.
En attendant, j’écris dans mon petit carnet noir quelques lignes irrégulières et tremblées sous l’effet des cahots du train. C’est, de mes deux carnets, celui que j’ai toujours à portée de main, le plus souvent dans la poche pectorale de ma chemise. J’y griffonne mes idées comme elles viennent, au fil de la marche. C’est un de ces fins carnets, vendus par trois, de la marque Moleskine, que ses créateurs italiens ont brillamment doté d’une aura fictive en appelant à la rescousse Hemingway et Picasso qui ne sont plus là pour démentir.
Malgré son nom, ce carnet n’a rien à voir avec les carnets fétiches de Bruce Chatwin « connus en France sous le nom de carnets moleskine, car ils sont recouverts de cette toile de coton enduite imitant le cuir » dont il a fait la description dans « Le Chant des pistes », mais ça ne m’empêche pas de le trouver pratique.
« Quelques mois avant de partir pour l’Australie, la papetière me dit que le « vrai moleskine » était de plus en plus difficile à trouver. Il n’y avait qu’un seul fournisseur, une petite entreprise familiale de Tours. Ils mettaient toujours très longtemps à répondre au courrier. « J’aimerais en commander une centaine, dis-je à la commerçante. Cela me durera toute la vie. » Elle promit de téléphoner à Tours sans tarder […] Le patron de la fabrique était mort. Ses héritiers avaient vendu l’affaire. Elle retira ses lunettes et dit pratiquement comme s’il se fût agi d’un deuil : « Le vrai moleskine n’est plus. » Bruce Chatwin — Le Chant des Pistes (1987) |
L’aspect de mon autre carnet a varié au cours du temps. Je veux simplement qu’il soit un peu plus grand et assez épais, et je préfère le papier ligné. Celui que j’utilise actuellement — de la marque Paperblanks — a une forme allongée, un soufflet et une couverture imitant le cuir d’un livre ancien. Il peut tenir dans une poche latérale de mon pantalon mais je le range néanmoins le plus souvent à l’abri de mon sac à dos. C’est dans ce second carnet que j’écris chaque soir ; parfois quelques lignes seulement, et d’autres jours de nombreuses pages. C’est mon journal de bord, mon carnet de route. Il se nourrit des pensées notées à la volée dans le carnet noir. Il abrite aussi des dessins, des collages et d’autres traces de mes voyages.
Les articles de ce blog consacrés à ma traversée de la France à pied, écrits avec plusieurs semaines de recul, sont un mélange du contenu de mes deux carnets, modifié et enrichi par le travail de la mémoire.
Sourires dans le métro
- Publié le Mardi 26 octobre 2010
- par Serval
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Tout à coup, sans raison apparente, Bébé éclate de rire. Elle baisse la tête, lui dit quelques mots à l’oreille et rit à son tour. Il la regarde rire et rit de plus belle. C’est un petit garçon joufflu avec de grands yeux bleus et presque pas de cheveux. C’est une jolie brune autour de 25 ans. Elle paraît gentille, heureuse et fatiguée.
Bébé a cessé de rire. Son chausson gauche accapare à nouveau toute son attention. Elle relève la tête et son regard croise le mien. Je dois sourire, car elle me sourit aussi. D’habitude, lorsqu’un homme sourit à une femme et qu’elle lui sourit en retour, cela veut dire « Je vous trouve jolie » et « Vous n’êtes pas mal non plus ». Début de séduction, reconnaissance sensuelle que l’on se plaît et que quelque chose pourrait arriver, si…
Rien de tel quand un homme sourit à une femme avec un bébé. Pas de séduction, pas de sous-entendu sensuel, rien qu’une complicité affectueuse. « La vie est belle quand on a un bébé, n’est-ce-pas ? » dit mon sourire. Et le sien répond « Oh oui, c’est merveilleux ; je l’aime tellement ! ». Deux secondes d’échange amical, sans qu’un mot soit prononcé.
Le chausson de Bébé a cessé de l’intéresser. « Mam-mam-mam… ». Elle se penche à nouveau sur lui, lui parle doucement, lui caresse la tête. Le métro s’arrête, je descends. Elle m’a déjà oublié.
Sept courtes journées pour une longue semaine
- Publié le Samedi 23 octobre 2010
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°7 : Beutin -> Beaurainville (jeudi 22/07/2010).
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud.
À marcher ainsi depuis sept jours, ma relation au temps s’est modifiée. Tout le monde connaît cette sensation étrange d’être parti depuis longtemps alors que l’on n’en est qu’aux premiers jours d’un voyage, à cause du dépaysement, du changement des habitudes. C’est cela que je ressens, et c’est plus que cela.
Quand on voyage à pied, chaque jour est un nouveau départ pour un nouveau pays. Au rythme lent des pas, des mondes différents se dévoilent à quelques kilomètres de distance. Il n’y a pas de « Région Nord-Pas de Calais » quand on avance à pas de randonneur. Il y a le sable des dunes et les rues de Grande-Synthe, le terminal de Calais et les rivières du Pays des Sept Vallées. Des mondes différents, découverts l’un après l’autre, et que le rythme de la marche nous révèle comme tels.
Les heures de randonnée passent lentement. Après tout, marcher c’est toujours la même chose. Comme dit la chanson, il suffit de « mettre un pied devant l’autre et de recommencer », mais cette monotonie n’est pas l’ennui. On s’ennuie quand on ne sait pas quoi faire, et celui qui marche a toujours quelque chose à faire : marcher, justement, avancer. Rejoindre le prochain chemin, le prochain village, le prochain lieu de repos. L’esprit quand on marche n’est pas vide, il est au contraire libéré, affranchi de la contrainte de la gestion du corps. On marche, nul besoin de faire autre chose… nul besoin de faire.
Au long fil de ces heures pleines, remplies de pensées et de rêves, occupées à être et non plus à faire, le soleil depuis une semaine a pourtant parcouru chaque jour à toute vitesse sa course d’est en ouest. Les heures se sont écoulées lentement mais les journées ont passé vite. Et aujourd’hui j’atteins le terme d’une étape qui marque aussi la fin de la première partie de mon voyage à travers la France : Beaurainville.C’est dans cette petite ville sur la Canche — l’un des sept cours d’eau qui donnent leur nom à ce pays — que j’ai prévu de prendre le train qui, via Arras, me ramènera à ma vie de tous les jours. M’y voici, et voici ma dernière rencontre. Je sais en le voyant que je me souviendrai de lui comme je me souviens de ma première vision des dunes, il y a une semaine. Un âne efflanqué, à la robe d’un gris très clair, se tient immobile dans un petit carré de verdure parsemé de fleurs blanches et jaunes, à côté de la première maison du bourg, la sienne, une cabane de planches et de tôles dressée à l’ombre d’un bosquet. Il me regarde droit dans les yeux, l’air pensif, et attend tranquillement que j’aie officialisé par un cliché notre rencontre et mon au revoir à la route pour recommencer à brouter les fleurs.
La gare est au bout de la rue. Le train ne va pas tarder. Je pars, mais dans quelques semaines, je reviendrai.
Accotements
- Publié le Mercredi 20 octobre 2010
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°6 : Wirwignes -> Beutin (mercredi 21/07/2010).
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud.
Depuis deux jours, les champs succèdent aux champs : maïs et betteraves, betteraves et maïs. Il fait chaud ; il fait même lourd. Le ciel s’est chargé de gros nuages gris. Il pleuvra probablement avant que j’arrive au terme d’une étape prévue pour faire une trentaine de kilomètres.
Une grosse ampoule est apparue hier sous mon pied droit, la faute sans doute à des chaussettes trop fines. J’ai mis en place avant de partir un de ces pansements hydro-colloïdes quasi magiques qui, sans aller jusqu’à faire de la marche sur phlyctènes une variante agréable de la randonnée pédestre, transforment au moins la douleur en un inconfort supportable.
N’empêche, il paraît raisonnable de chercher à raccourcir le trajet. Assis sur une borne du chemin d’exploitation que je suis depuis une heure, j’examine la carte. Il est possible de gagner près de trois kilomètres en délaissant bientôt les zigzags du GR pour une route départementale qui se dirige en ligne droite dans la bonne direction. Allons-y.
Marcher le long d’une route goudronnée n’est pas la plus agréable façon de parcourir la campagne. Le sol semble réfléchir sous mes pieds douloureux la chaleur lourde et humide qui pèse sur mes épaules et sur mon dos. Par bonheur, cette route-ci n’est pas trop fréquentée, et son accotement est suffisamment large pour ne pas imposer un repli précipité en zone sûre à chaque bruit de moteur.
Le bas-côté exhibe les habituelles traces du passage des automobiles et des automobilistes : bouteilles vides, cannettes de bière ou de jus de fruits, sacs plastiques, paquets de cigarettes, mégots. Le macadam quant à lui est constellé de cadavres de petits animaux écrasés. Escargots mal inspirés, lombrics malchanceux, insectes volants ou non, veinent le bitume de multiples taches, de couleurs variées. De place en place gît une victime plus volumineuse de la mécanisation automobile : hérisson qui a cru ses épines capables de le protéger, lapin qui n’a pas sauté du bon côté, chat surpris, chien trop confiant.
En fin d’après-midi, les nuages crèvent enfin. De grosses gouttes s’abattent sur la route et sur moi ; une pluie lourde qui, au moins, effacera un peu les traces de l’hécatombe.
Au revoir, la mer
- Publié le Dimanche 17 octobre 2010
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°5 : Ambleteuse -> Wirvignes (mardi 20/07/2010).
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud.
J’ai commencé cette Traversée nord-sud de la France en marchant cap à l’ouest, et non cap au sud. Mon but au cours de ce périple n’est pas en effet d’aller au plus court mais de profiter au maximum des régions traversées. J’avais donc choisi de suivre la Côte d’Opale pendant mes quatre premiers jours de marche.
De Bray-Dunes jusqu’au Cap Gris-Nez, je suis toujours resté près de la mer, tantôt marchant presque les pieds dans l’eau, tantôt éloigné d’elle de quelques centaines de mètres. Elle était toujours là, à proximité immédiate. Cette nuit encore, à Ambleteuse, nous n’étions séparés que par quelques maisons. Je pouvais sentir son odeur depuis ma fenêtre.
Aujourd’hui, c’est fini. Mon trajet va s’orienter au sud-est d’abord, puis franchement plein sud et s’enfoncer dans les terres. Au cours des centaines de kilomètres à venir, je longerai des rivières et des lacs, je traverserai des plaines et franchirai des cols, mais je ne reverrai la mer qu’à la fin de la dernière étape, au Cap Cerbère. Une autre mer, la Méditerranée, m’attend là-bas.
Dans son livre Chemin Faisant, Jacques Lacarrière explique s’être donné pour impératif lors de son voyage à pied des Vosges aux Corbières d’« avoir en pensée, sans cesse, au cours de cette marche, l’image de la Méditerranée ». Cela n’est guère étonnant, s’agissant d’un homme dont toute la vie a tourné autour de la Mare Nostrum et des pays qui la bordent — la Grèce tout particulièrement.
Je ne suis pas dans le même cas. Le but de ma longue promenade à travers la France est certes d’atteindre la Mer Méditerranée mais je ne suis pas un homme du sud. La mer dont je me sens le plus proche, c’est la Manche, et mes racines bretonnes n’y sont évidemment pas étrangères. Surtout, cet objectif du Cap Cerbère n’est qu’un prétexte. La Méditerranée ne m’attire ni plus ni moins que chacune des rivières et des montagnes que je rencontrerai sur le trajet.
La vie est un voyage, pas une destination. »
— Ralph Waldo Emerson
En tout cas, c’est avec regret que je quitte ce bord de mer qui m’a accompagné pendant plusieurs jours mais ne peut me suivre là où je vais. J’ai donc fait un petit détour ce matin avant de le laisser derrière moi. Au lieu de partir directement vers le sud-est et la campagne du Pas-de-Calais, j’ai pris le temps de descendre jusqu’au rivage pour lui dire au revoir.
Salut, la mer. À bientôt, sous d’autres cieux.