Vaches folles

Traversée Nord-Sud, étape n°11 : Abbeville -> Hallencourt (vendredi 08/10/2010).
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Vaches curieuses

On croise finalement assez peu d’êtres humains dans nos campagnes. Quand on en aperçoit, c’est le plus souvent de loin, en train de conduire un engin agricole qui roule à l’autre bout d’un champ. On voit beaucoup plus d’animaux. Des petits animaux, insectes, araignées, escargots et limaces ; des oiseaux, bien sûr ; plus rarement d’autres animaux sauvages, hérissons, lapins, voire un chevreuil les jours de chance ; et puis les animaux domestiques et le bétail qui témoignent, même en son absence, de l’emprise de l’homme sur la nature.

Moi, j’ai un faible pour les vaches. Elles n’ont certes pas l’élégance des chevaux ; elles n’ont pas comme les ânes des oreilles qu’on a très envie de caresser ; elles n’ont pas l’individualisme gracieux des chats. Ce sont des animaux paisibles et discrets, des voisines placides, habituellement trop occupées par leur rumination pour prêter attention au marcheur de passage. Ce n’est pas une vache qui s’égosillerait à votre approche lorsque vous osez frôler son territoire. Mieux vaut assurément s’assurer de l’absence de taureau avant de traverser un pré, mais les écriteaux « Attention vache méchante » ne sont pas monnaie courante, n’est-ce pas. Et puis, elles ont de si beaux yeux aux longs cils.

Il est presque cinq heures et le soleil est déjà bas. J’ai prévu de passer la nuit à Hallencourt, qui n’est plus très loin maintenant. Depuis que j’ai quitté les bords de la Somme, j’ai surtout longé des champs et des prairies. Dans ce pré-ci, une vingtaine de vaches paissent tranquillement. Ce sont de jeunes vaches normandes, de ces belles vaches à la robe blanche et noire et au nez rose. Mais j’aurais plutôt dû écrire « paissaient tranquillement » car, en me voyant arriver, celle qui est la plus proche relève la tête, la secoue d’un air surpris, pousse un meuglement et se met à gambader joyeusement vers moi.

Elle n'a pas l'air heureux de me voir, cette vache ?
Ravi de cet accueil chaleureux mais un peu étonné, je m’arrête pour la saluer « Bonjour ma belle, on se connaît ? » Au son de ma voix, d’autres vaches lèvent à leur tour la tête. Le va-et-vient horizontal de leurs mâchoires s’interrompt, et voici qu’une deuxième vache, une troisième, encore une autre… toutes les vaches du pré se précipitent dans ma direction pour m’observer d’aussi près que possible, de l’autre côté des fils de fer barbelés qui nous séparent.

Ma parole, ces vaches-là n’ont jamais vu passer un randonneur ? Il n’y pourtant rien là de bien extraordinaire, vous savez Mesdames : un randonneur, c’est comme un train. C’est seulement plus petit et moins bruyant, et ça se déplace beaucoup moins vite.

Sur les bords de la Somme

Traversée Nord-Sud, étape n°11 : Abbeville -> Hallencourt (vendredi 08/10/2010).
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Un pêcheur « qui n'est pas du coin »
Un pêcheur « qui n’est pas du coin »

Après Abbeville, mon trajet remonte le cours de la Somme sur sa rive gauche, le long d’un ancien chemin de halage. Enfin, presque sur sa rive gauche : très rapidement, le chemin s’en détache et me voici en train de marcher quelques centimètres au-dessus du lit du fleuve et à quelque distance des deux berges. Le petit bras d’eau qui me sépare de la rive gauche n’est pas très large, mais il l’est assez pour m’empêcher de prendre, comme je l’avais prévu, l’un des sentiers qui s’éloignent de la rivière pour piquer plein sud à travers les marais.

Tant pis ou sans doute tant mieux car les nombreux coups de fusil venant de cette direction montrent que nos amis les chasseurs ne font pas relâche le vendredi. Tant mieux surtout parce que le fait de devoir longer durant quelques kilomètres supplémentaire ce joli petit fleuve sauvage, avec ses berges herbeuses et les multiples canards qui s’y reposent à l’abri des Tartarins, est plus une récompense qu’une punition.

Il n’y a pas de chasseurs au bord de la Somme, mais des pêcheurs à la ligne, ça oui. Bien que, si l’on y réfléchit, leur loisir ait des points communs avec celui des chasseurs, j’ai pour ces solitaires qui ne font pas de bruit, n’utilisent pas d’arme à feu et ne font pas courir de risque aux promeneurs, une sympathie nettement plus grande que pour les amateurs de fusils.

À l’habituelle entrée en matière « ça mord ? », l’un d’entre eux me répond avec un grand sourire « non, rien de rien, mais vous avez vu comme l’air est doux aujourd’hui ? », et lorsque je repars sur un « au revoir, et meilleure chance », il me souhaite à son tour « au revoir, et bonne promenade ! » J’aime bien ce mot, « promenade ». C’est un mot léger, décontracté, un peu désuet. Un mot sans prétention.

Vierge à l'Enfant sur le pont d'Épagne
Au moment de quitter la Somme, je remarque sur le pont qui mène au village d’Épagne une assez belle statue de Vierge à l’Enfant. Un autre pêcheur se trouve à deux pas. Quand je lui demande — après la question rituelle bien sûr — s’il sait pourquoi cette statue se trouve à cet endroit précis, ce vieux monsieur me répond en s’excusant presque « Je ne sais pas, je ne suis pas d’ici, je suis du Pas-de-Calais. Il faudrait demander à des gens du coin ». Et il poursuit « mais elle doit être là depuis longtemps, il y a plus de 50 ans que j’habite à Épagne, et elle était déjà là quand je suis arrivé ».

Dans la forêt

Traversée Nord-Sud, étape n°10 : Crécy-en-Ponthieu -> Abbeville (Lu 06/09/2010)
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Dans la forêt de Crécy

La grande forêt est lumineuse et tranquille. Il fait beau, il commence à faire chaud, mais il y a quelque chose dans l’air qui ne trompe pas ; une douce humidité, une odeur de terre qui devient plus forte, un rien d’ocre qui se glisse dans les verts. C’est presque imperceptible — mais presque seulement — l’été touche à sa fin.

Au pied des hêtres qui forment la futaie, hauts et droits comme des mâts de navire, le sentier ondule. Il passe entre les troncs élancés, longe les champs de fougères et les buissons de ronces, effleure une mare. Un églantier ça et là, de l’aubépine, d’autres arbustes que je ne sais reconnaître, et des champignons.

Champignons
Le feuillage des grands arbres filtre les rayons du soleil, laissant passer une lumière tamisée ou parfois, par touches, de clairs faisceaux translucides sous l’effet desquels la rosée du matin s’évapore. Elle s’élève en une légère brume au-dessus du sous-bois, faisant sourdre un parfum un peu lourd de terre, d’humus et de champignons.

Des oiseaux invisibles chantent dans les cimes. Leur musique accompagne le son de mes pas, s’interrompant parfois à mon approche pour reprendre bientôt, un peu plus en arrière. Au loin, le bruit intermittent d’une scie rappelle que des hommes sont là, qui entretiennent harmonieusement cette forêt. Ils ont réussi à lui conserver un aspect sauvage tout en la nettoyant et en l’aidant à prospérer. La forêt de Crécy est une belle forêt, vivante et habitée. J’ai l’illusion pourtant qu’elle n’appartient qu’à moi ce matin ; à moi, aux oiseaux, et aux écureuils qui se sauvent en m’entendant approcher, leur queue rousse dressée tandis qu’ils sautent sur le tronc le plus proche pour se réfugier dans les branches.

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Songs from the Wood
(Jethro Tull)

Saisi du coin de l’œil, un mouvement furtif sur ma droite : le chevreuil disparaît en un soupir lorsque je tourne la tête dans sa direction. J’ai bougé trop vite pour ne pas l’effaroucher mais trop lentement pour faire plus que l’apercevoir. Seules quelques feuilles frémissent encore à l’endroit où il se trouvait il y a un instant. Il est parti. Mais non, ce n’est qu’un leurre, c’est moi qui pars, moi qui ne fais que passer. Bientôt je serai loin, et lui continuera à se promener dans cette forêt qui est sienne.

La jolie factrice de Crécy

Traversée Nord-Sud, étape n°10 : Crécy-en-Ponthieu -> Abbeville (Lu 06/09/2010)
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Voiture de La Poste

Huit heures du matin, à la sortie de Crécy-en-Ponthieu. Plongé dans la lecture de ma carte, je marche tranquillement au milieu d’une ruelle déserte sans regarder où je vais. Je n’ai pas entendu la petite voiture jaune arriver doucement face à moi et ne suis plus qu’à quelques centimètres du pare-choc lorsque je réalise enfin sa présence. L’air ahuri sans doute, je lève les yeux et croise d’autres yeux au-dessus du capot.

Derrière le volant, la jolie blonde que j’ai forcée à s’arrêter sourit franchement de ma distraction. J’ai la surprise de m’entendre lui lancer hardiment « Bonjour, ils en ont de la chance à Crécy d’avoir un aussi joli facteur ! » pour masquer ma confusion. Son sourire s’agrandit encore « Merci, c’est gentil. Bonne promenade ! »

Je croise tous les jours des facteurs — ce sont d’ailleurs souvent des factrices — qui sillonnent les routes et les chemins sur leur drôle de vélo à roulettes ou à bord de leur Clio jaune. Ils ou elles vont plus vite que moi, mais s’arrêtent fréquemment. Leur tournée fait des tours et des tours, elle suit la route d’une maison à la suivante, tandis que mon chemin à moi coupe droit entre les champs et emprunte les sentiers. Au bout du compte, il arrive parfois que l’on se croise plusieurs fois en quelques dizaines de minutes. Un petit signe de la main, un sourire, parfois un « rebonjour ! » : on se reconnaît, donc on se connaît presque.

Pas de chance ce matin, ce ne sera pas le cas. La maison devant laquelle je viens de passer était la dernière, le chemin s’enfonce maintenant dans la forêt. Je ne reverrai pas la jolie factrice de Crécy dont le sourire a illuminé ce début de journée.

1346, Crécy

Traversée Nord-Sud, étape n°9 : Hesdin -> Crécy-en-Ponthieu (dimanche 05/09/2010).
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Au musée de Crécy, ou comment recycler les anciennes toilettes de l'école
Au musée de Crécy-en-Ponthieu, ou comment recycler les anciennes toilettes de l’école.

« Le beau temps ne va pas durer, déjà ce matin il n’y avait presque pas de rosée » m’a dit tout à l’heure la boulangère chez laquelle je me suis ravitaillé en prévision de magasins et cafés de village probablement fermés pendant les deux jours à venir. Soit le dicton est faux, soit la boulangère d’Hesdin n’avait pas cherché la rosée aux bons endroits. Une fois sorti de la ville, mes premiers kilomètres de marche dans un sentier herbeux mouillent assez mes bas de pantalon pour que je ne remette pas en cause la sagesse de nos aînés. Le ciel est bleu et il le restera.

Pas un chant d’oiseau pourtant, et pour cause : depuis ce chemin creux, et bien content d’être à l’abri du talus de deux mètres qui le borde, j’entends sur ma gauche d’innombrables coups de fusil qui semblent dangereusement proches. « Pan-pan! pan-pan! ». Bon sang, c’est dimanche d’accord, jour des chasseurs, mais comment est-il possible de tirer autant de coups de feu en si peu de temps ? Au moins cinq salves en à peine une minute. Ce n’est plus de la chasse, c’est Tartarin dans le Pas-de-Calais !

Archer anglais à la bataille de Crécy
Ce que c’est que d’avoir des préjugés anti-chasseurs… Mea culpa. En sortant du chemin, je découvre que les seules victimes des tirs entendus sont des assiettes de terre cuite. Le chemin passe près d’un ball-trap, où règne une ambiance festive avec d’excellentes saucisses grillées qui vont constituer mon déjeuner du jour. Je ne peux toutefois m’empêcher de trouver déplacée ici la présence d’enfants de six ou sept ans, tous des garçons évidemment.

Dans les villages, en revanche, personne. Les rues sont vides, les magasins fermés, à peine parfois le son d’une télévision se fait-il entendre à travers une fenêtre. Et bien sûr, ça et là, des chiens aboient sur mon passage.

Il est encore tôt quant j’arrive à Crécy-en-Ponthieu, lieu de la célèbre défaite française, en… hum, euh, au quatorzième siècle. J’aurais été bien incapable de dater Crécy, que je confondais toujours avec Azincourt, avant de visiter le petit musée consacré à cette bataille. C’est l’un de ces merveilleux endroits que l’on sent entretenus par des passionnés, évidemment bénévoles, comme la dame aux cheveux blancs qui m’accueille chaleureusement et me fait visiter l’ancienne école primaire qui est devenu « son » musée.

Sur la route, près de Crécy-en-Ponthieu
Près de Crécy
Elle me raconte avec vivacité le déroulement de la piteuse défaite de la chevalerie française menée par Philippe VI : la pluie qui ramollit les cordes en cheveux qui équipent les arbalètes des mercenaires gênois, tandis qu’au contraire le chanvre des arcs anglais se tend davantage, les chevaliers français qui chargent leurs propres mercenaires avant d’aller se jeter sur les pièges anglais : épieux fichés en terre et trous multiples qui cassent les jambes des chevaux lancés au galop. Et finalement, le triomphe anglais qui permet la poursuite de la chevauchée d’Édouard III jusqu’à Calais, et marque le véritable début de la guerre de Cent Ans.

Quel dommage que tous les enfants qui s’ennuient pendant les cours d’histoire n’aient pas à l’école des professeurs aussi passionnés que la vieille dame qui m’a servi de guide en ce dimanche soir à Crécy-en-Ponthieu.

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