Les croix des chemins
- Publié le Lundi 22 novembre 2010
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°9 : Hesdin -> Crécy-en-Ponthieu (dimanche 05/09/2010).
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud.
Lorsque j’étais enfant, mon mécréant de père avait l’habitude de se moquer gentiment de ma mère qui, en bonne Bretonne, se signait à chaque calvaire rencontré sur les routes des Côtes d’Armor. Il lui disait que « dans ce pays, se signer à chaque croix devant laquelle on passe en voiture devient quasiment une occupation à plein temps ».
Il n’y a pas qu’en Bretagne que les croix jalonnent les routes et les chemins. Deux millénaires de culture chrétienne laissent forcément des traces : partout en France, il y a des croix.Sur les tombes des cimetières blottis autour des églises de village ou longés à la sortie du bourg, des croix. Sur les monuments aux marins disparus de la côte d’Opale, des croix. Aux croisements des routes, des croix. Au bord des champs, le long des chemins d’exploitation, des croix.
Il suffit de sortir des grandes villes pour que le passé chrétien de « la fille aînée de l’Église » se rappelle à notre souvenir. La principale raison pour laquelle le voyageur s’en rend moins compte de nos jours, c’est qu’on ne les voit pas depuis l’autoroute. Quand on se promène à pied, on les voit, et on en voit beaucoup, de tous styles, grandes ou petites, modestes ou monumentales. Croix de bornage, croix de procession, croix de christianisation, croix de justice ; croix nues et calvaires ; croix de pierre, croix de bois, croix de fer.
En quittant Hesdin ce matin, l’humour involontaire de ce beau Christ planté devant une grande surface de Marconne au nom bien adapté m’a fait sourire. Une fois n’est pas coutume, mais les croix sont toujours des jalons que l’on atteint avec plaisir.Découvertes par hasard au croisement d’un chemin ou repérées depuis longtemps sur la carte, elles confirment où l’on se trouve. Elles renseignent sur la distance parcourue. Elles servent de guide pour la suite.
Pour les croyants sans doute, elles représentent quelque chose de plus, mais il n’y a pas besoin d’être croyant pour avoir du plaisir à les trouver sur son chemin. Pour tout marcheur, elles sont une rencontre virtuelle avec d’autres hommes. Bien que, dans la plupart des cas, le message précis laissé par ceux qui les ont dressées nous échappe, elles sont un témoignage de présence humaine, une trace de la puissance créatrice, artistique et spirituelle des gens qui ont vécu là, jadis ou naguère.
Petit déjeuner
- Publié le Mardi 9 novembre 2010
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°9 : Hesdin -> Crécy-en-Ponthieu (dimanche 05/09/2010).
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Mon arrivée hier dans cet hôtel d’Hesdin a été accueillie d’une manière à peine aimable. Certaines personnes exhalent par tous leurs pores le déplaisir qu’elles ont à faire leur métier. Je me suis vite réfugié dans une brasserie proche, où j’ai fini la soirée dans un environnement cordial et animé. J’y ai dîné et rempli quelques pages de mon carnet, que le patron a ensuite tamponné avec amusement. A dix heures, j’étais au lit.
Aujourd’hui c’est dimanche mais quand on marche, on se lève tôt. Mon sac est bouclé, je n’ai plus qu’à prendre mon petit déjeuner avant de repartir. La personne qui est à l’accueil de l’hôtel ce matin n’est pas la même qu’hier mais elle n’est pas plus cordiale. « Pas avant sept heures, le petit déjeuner ! » me dit-elle en désignant du doigt l’horloge murale qui authentifie mon audace : il est sept heures moins cinq.
À sept heures pile, on me laisse pénétrer dans une salle à manger comme on en voit souvent dans ce genre de petit hôtel ayant peu ou pas d’étoiles à son revers. Quelques tables rondes couvertes de nappes de papier blanc sont entourées de chaises de bois paillées avec un coussin ici ou là. Un long buffet de bois verni est plaqué contre l’un des murs. Y sont disposés du pain, du beurre, quelques viennoiseries, une machine à café / lait / eau chaude, un grille-pain et une carafe de jus d’orange.
Je me sers, je m’assieds, je déjeune. L’odeur de renfermé détectée en entrant est maintenant masquée par celle du pain beurré, de la confiture d’abricot et de mon thé English Breakfast. La pièce baigne dans un faux silence d’où émergent le chuintement de la machine à café et la conversation chuchotée du couple de retraités qui est entré quelques minutes après moi et est allé s’asseoir à l’autre bout de la salle.
Les tableaux d’un artiste local sont accrochés aux murs et, en face de moi, deux vieilles armoires vitrées abritent des bibelots et des photos encadrées datant des années soixante-dix. Aux quatre coins de la pièce, des plantes vertes en pot tentent de survivre dans la lumière électrique jaunâtre de cette pièce sans fenêtre.
Sept heures et demie. Dehors, il fait jour et il doit faire beau. Il est grand temps de quitter la poussière triste de cet endroit pour la poussière joyeuse des chemins.
Rencontres
- Publié le Dimanche 7 novembre 2010
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°8 : Beaurainville -> Hesdin (Sa 04/09/2010).
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Les jours de marche se suivent et ne se ressemblent pas. Parfois, une journée entière s’écoule sans que je croise un être humain. Les champs vides semblent alors n’appartenir qu’à moi, et les villages déserts paraîtraient abandonnés si le son d’une radio filtrant à travers une fenêtre ne confirmait ça et là que la fin du monde n’est pas encore arrivée, et sans les chiens qui trompent leur ennui en aboyant sur mon passage à travers le grillage qui entoure leur bout de territoire. Retranchés dans leur maison, leurs maîtres ne se dérangent pas pour si peu.

À Cavron-Saint-Martin, un vieux monsieur pêche dans la Planquette, l’un de ses minuscules affluents, depuis le petit pont sur lequel je passe pour la franchir.
— Bonjour, qu’est-ce que vous pêchez ?
— La truite, mais celle qui est là est trop petite, regardez, répond-il en me montrant, tournant autour de son bouchon, une truite, en effet, bien visible dans l’eau transparente.
— Et vous pêchez à quoi ? au ver ou à la teigne ?
— Ni l’un ni l’autre. Aujourd’hui je pêche à la pâte. Bon, elle est décidément trop petite, 15 cm à peine, il va falloir attendre qu’elle fasse 10 cm de plus pour la pêcher, celle-là. Il relève sa ligne et part tenter sa chance un peu plus bas dans le lit de la rivière.
Plus tard, dans la forêt domaniale d’Hesdin, un papa et son petit garçon de 7 ou 8 ans cueillent des mûres. Je jette un œil dans leurs deux seaux remplis de baies, et je m’étonne :
— Vous cueillez aussi celles qui ne sont pas mûres ?
— Oui bien sûr, me répond le petit garçon très fier de son savoir. C’est pour faire de la confiture, si on ne prend que des mûres mûres, ça ne fige pas. Il faut toujours mettre un tiers de rouges !
Pâte à truite pour la pêche, mûres rouges pour faire de la gelée sans gélatine, c’est noté. Je me coucherai ce soir un peu moins ignorant que ce matin.
Ma credencial
- Publié le Mercredi 3 novembre 2010
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°8 : Beaurainville -> Hesdin (Sa 04/09/2010).
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(Alix de Saint-André — Gallimard, 2010)
Me voici arrivé à la gare de Beaurainville. J’ignorais jusqu’au nom de cette petite ville il n’y a pas si longtemps, mais depuis que j’y ai pris le train qui m’a ramené à la vie de tous les jours, les mots retourner à Beaurainville sont devenus pour moi synonymes de reprendre la route.
Parler d’une gare à Beaurainville est d’ailleurs excessif. Il n’y a plus en cet endroit qu’une halte sans guichet sur le trajet des trains qui relient Boulogne-sur-mer à Lille ou à Arras. Le bâtiment qui fut jadis une gare est maintenant partagé entre un « point-info-tourisme » et un salon de coiffure, tous deux visiblement fermés le samedi. Ce n’est pas là que je pourrai faire estampiller mon carnet à la manière des pélerins de Compostelle.
Les Chemins de Compostelle sont avant tout un pèlerinage chrétien, une expédition spirituelle souvent très organisée et pour laquelle je ressens peu d’attrait — d’autant plus qu’il est difficile d’être moins seul sur la route qu’en suivant « El Camino de Santiago », dont les derniers tronçons sont parcourus chaque année par quelque 150.000 personnes — mais l’aventure que représente un voyage à pied de plusieurs centaines de kilomètres m’intéresse évidemment.
C’est ce qui m’a amené à lire récemment Le chemin oublié de Compostelle de Philippe Lemonnier (Arthaud, 2004) et En avant route d’Alix de Saint-André (Gallimard, 2010), deux récits de voyage qui, sans être des chefs-d’œuvre, sont d’une lecture agréable. J’y ai appris que les pélerins de Compostelle doivent être en possession d’une lettre de créance, appelée en espagnol la credencial, carnet spécial sur lequel ils font apposer à chaque étape le cachet d’un établissement du lieu (gîte, église, mairie, commerce, etc.) pour attester de leur passage. Ce document est obligatoire pour accéder aux gîtes et pour obtenir le certificat de pèlerinage, la Compostela, une fois Saint-Jacques de Compostelle atteint.

Le « point-info-tourisme » est fermé. Le salon de coiffure est fermé. La mairie est fermée. Ah, cette pizzeria semble ouverte ! Parfait, voilà qui va faire très couleur locale. J’entre. Un homme est assis au fond du restaurant vide, attendant le client derrière ses plaques de cuisson. Il se lève pour m’accueillir et a l’élégance de ne pas paraître déçu en comprenant que je souhaite pas déjeuner. Lorsque je lui explique que je vais à pied de la frontière belge à la frontière espagnole, il s’écrie même « C’est génial ! J’aimerais bien faire pareil un jour ! », et est ravi d’être le premier à appliquer son tampon sur une page encore vierge de mon carnet.
C’est fois ça y est, je suis vraiment reparti.
Trois voyageuses en Chine
- Publié le Dimanche 31 octobre 2010
- par Serval
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Trois écrivaines, Clara Arnaud, Élodie Bernard et Sylvie Lasserre, dédicaçaient hier après-midi leurs livres respectifs dans un bar aux tons chauds et cuivrés situé dans une rue piétonne du quartier des Halles à Paris.
Une grosse demi-heure suffit en principe pour aller à pied de chez moi jusqu’aux Halles, mais de détour en détour et de photo en photo, j’y suis arrivé un bon quart d’heure après le début de la discussion entre les trois jeunes femmes et la quinzaine de personnes assises sur des chaises ou des sofas, de l’autre côté de la table basse où leurs livres étaient exposés. Je me suis donc faufilé le plus discrètement possible entre les chaises pour atteindre une place libre, à la gauche des oratrices et un peu en retrait, d’où je voyais aussi bien les trois voyageuses racontant leur expérience que l’assistance qui les écoutait.
Grand reporter, écrivain et photographe, Sylvie Lasserre s’est rendue à plusieurs reprises au Xinjiang, le Turkestan chinois, pour enquêter sur cet « immense camp de concentration à ciel ouvert » dont la culture millénaire est progressivement transformée en folklore par la majorité Han, et les habitants étouffés par une répression policière de tous les instants. Elle rend compte de son expérience dans Voyage au pays des Ouïghours.Élodie Bernard a pénétré sans autorisation au Tibet lors des Jeux Olympiques de 2008 à Pékin, cachée dans un autocar sous des couvertures nauséabondes, pour observer depuis l’intérieur du pays la répression qui a suivi les émeutes de Lhassa. Le titre de son livre, Le vol du paon mène à Lhassa, fait référence à une expression employée par les organes officiels chinois pour désigner l’immigration chinoise au Tibet, qui transforme peu à peu la population autochtone de ce pays en une minorité.
Le livre de Clara Arnaud, Sur les chemins de Chine, est un carnet de route qui relate ses six mois de voyage à pied avec deux chevaux de bât dans le grand ouest de la Chine, à travers le pays ouïghour d’abord puis sur les hauts plateaux du Tibet, aventure rendue possible par une bourse de la Fondation Zellidja.
« Le voyageur, le marcheur, l’errant, tente d’épouser le cours du temps, de lui courir après le souffle court, de s’y accrocher de toutes ses forces. Sa démarche est condamnée à l’échec s’il tente d’imposer lui-même la cadence. C’est le temps qui rythme le pas du marcheur, le temps qui passe et dont il faut savoir écouter la vibration pour l’épouser et s’envoler à ses côtés. À ce moment précis, un bref instant, un rare instant, le marcheur ne sent plus ses muscles à l’effort, il ne sait plus qu’il marche. [...] L’homme en marche n’avance plus, il sent le monde bouger en lui, et c’est le temps qui passe dans chacune de ses enjambées. » |
Démarche avant tout politique pour Sylvie Lasserre et Élodie Bernard, désir de découverte et d’aventure au premier plan pour Clara Arnaud. Ces trois femmes ont des objectifs initiaux distincts et ne se ressemblent pas physiquement. Pourtant, elles semblent avoir été faites sur le même moule ; elles ont toutes les trois cette vivacité dans le discours, cette flamme dans le regard, cette ferveur à raconter ce qu’elles ont vu, qui est le propre de ceux ou celles qui sont allés « ailleurs » et qui en sont revenus avec la volonté de transmettre une part de ce qu’ils y ont vécu.
À travers les carreaux de la fenêtre, j’apercevais par-dessus leurs têtes une portion de l’immeuble situé de l’autre côté de la ruelle. Penchée sur son balcon, une jeune femme asiatique, toute de rouge vêtue, essayait de faire revenir chez elle le chat noir qui s’en était enfui pour rejoindre un séduisant rebord en surplomb, et qui se promenait le long de la façade à quatre mètres du sol, la queue insolemment levée et dédaigneux des appels de celle qui se pensait sa maîtresse. Lorsque je suis reparti du café, avec dans mon sac les trois livres dédicacés, lui non plus n’avait toujours pas renoncé à sa liberté.
- Clara Arnaud — Sur les chemins de Chine (Gaïa, 2010).
- Élodie Bernard — Le vol du paon mène à Lhassa (Gallimard, 2010).
- Sylvie Lasserre — Voyage au pays des Ouïghours (Cartouche, 2010).