Sept courtes journées pour une longue semaine

Traversée Nord-Sud, étape n°7 : Beutin -> Beaurainville (jeudi 22/07/2010).
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Un âne à Beaurainville

À marcher ainsi depuis sept jours, ma relation au temps s’est modifiée. Tout le monde connaît cette sensation étrange d’être parti depuis longtemps alors que l’on n’en est qu’aux premiers jours d’un voyage, à cause du dépaysement, du changement des habitudes. C’est cela que je ressens, et c’est plus que cela.

Quand on voyage à pied, chaque jour est un nouveau départ pour un nouveau pays. Au rythme lent des pas, des mondes différents se dévoilent à quelques kilomètres de distance. Il n’y a pas de « Région Nord-Pas de Calais » quand on avance à pas de randonneur. Il y a le sable des dunes et les rues de Grande-Synthe, le terminal de Calais et les rivières du Pays des Sept Vallées. Des mondes différents, découverts l’un après l’autre, et que le rythme de la marche nous révèle comme tels.

Les heures de randonnée passent lentement. Après tout, marcher c’est toujours la même chose. Comme dit la chanson, il suffit de « mettre un pied devant l’autre et de recommencer », mais cette monotonie n’est pas l’ennui. On  s’ennuie quand on ne sait pas quoi faire, et celui qui marche a toujours quelque chose à faire : marcher, justement, avancer. Rejoindre le prochain chemin, le prochain village, le prochain lieu de repos. L’esprit quand on marche n’est pas vide, il est au contraire libéré, affranchi de la contrainte de la gestion du corps. On marche, nul besoin de faire autre chose… nul besoin de faire.

Au long fil de ces heures pleines, remplies de pensées et de rêves, occupées à être et non plus à faire, le soleil depuis une semaine a pourtant parcouru chaque jour à toute vitesse sa course d’est en ouest. Les heures se sont écoulées lentement mais les journées ont passé vite. Et aujourd’hui j’atteins le terme d’une étape qui marque aussi la fin de la première partie de mon voyage à travers la France : Beaurainville.

C’est dans cette petite ville sur la Canche — l’un des sept cours d’eau qui donnent leur nom à ce pays — que j’ai prévu de prendre le train qui, via Arras, me ramènera à ma vie de tous les jours. M’y voici, et voici ma dernière rencontre. Je sais en le voyant que je me souviendrai de lui comme je me souviens de ma première vision des dunes, il y a une semaine. Un âne efflanqué, à la robe d’un gris très clair, se tient immobile dans un petit carré de verdure parsemé de fleurs blanches et jaunes, à côté de la première maison du bourg, la sienne, une cabane de planches et de tôles dressée à l’ombre d’un bosquet. Il me regarde droit dans les yeux, l’air pensif, et attend tranquillement que j’aie officialisé par un cliché notre rencontre et mon au revoir à la route pour recommencer à brouter les fleurs.

La gare est au bout de la rue. Le train ne va pas tarder. Je pars, mais dans quelques semaines, je reviendrai.

Accotements

Traversée Nord-Sud, étape n°6 : Wirwignes -> Beutin (mercredi 21/07/2010).
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Détritus au bord de la route

Depuis deux jours, les champs succèdent aux champs : maïs et betteraves, betteraves et maïs. Il fait chaud ; il fait même lourd. Le ciel s’est chargé de gros nuages gris. Il pleuvra probablement avant que j’arrive au terme d’une étape prévue pour faire une trentaine de kilomètres.

Une grosse ampoule est apparue hier sous mon pied droit, la faute sans doute à des chaussettes trop fines. J’ai mis en place avant de partir un de ces pansements hydro-colloïdes quasi magiques qui, sans aller jusqu’à faire de la marche sur phlyctènes une variante agréable de la randonnée pédestre, transforment au moins la douleur en un inconfort supportable.

N’empêche, il paraît raisonnable de chercher à raccourcir le trajet. Assis sur une borne du chemin d’exploitation que je suis depuis une heure, j’examine la carte. Il est possible de gagner près de trois kilomètres en délaissant bientôt les zigzags du GR pour une route départementale qui se dirige en ligne droite dans la bonne direction. Allons-y.

Marcher le long d’une route goudronnée n’est pas la plus agréable façon de parcourir la campagne. Le sol semble réfléchir sous mes pieds douloureux la chaleur lourde et humide qui pèse sur mes épaules et sur mon dos. Par bonheur, cette route-ci n’est pas trop fréquentée, et son accotement est suffisamment large pour ne pas imposer un repli précipité en zone sûre à chaque bruit de moteur.

Le bas-côté exhibe les habituelles traces du passage des automobiles et des automobilistes : bouteilles vides, cannettes de bière ou de jus de fruits, sacs plastiques, paquets de cigarettes, mégots. Le macadam quant à lui est constellé de cadavres de petits animaux écrasés. Escargots mal inspirés, lombrics malchanceux, insectes volants ou non, veinent le bitume de multiples taches, de couleurs variées. De place en place gît une victime plus volumineuse de la mécanisation automobile : hérisson qui a cru ses épines capables de le protéger, lapin qui n’a pas sauté du bon côté, chat surpris, chien trop confiant.

En fin d’après-midi, les nuages crèvent enfin. De grosses gouttes s’abattent sur la route et sur moi ; une pluie lourde qui, au moins, effacera un peu les traces de l’hécatombe.

Au revoir, la mer

Traversée Nord-Sud, étape n°5 : Ambleteuse -> Wirvignes (mardi 20/07/2010).
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J’ai commencé cette Traversée nord-sud de la France en marchant cap à l’ouest, et non cap au sud. Mon but au cours de ce périple n’est pas en effet d’aller au plus court mais de profiter au maximum des régions traversées. J’avais donc choisi de suivre la Côte d’Opale pendant mes quatre premiers jours de marche.

De Bray-Dunes jusqu’au Cap Gris-Nez, je suis toujours resté près de la mer, tantôt marchant presque les pieds dans l’eau, tantôt éloigné d’elle de quelques centaines de mètres. Elle était toujours là, à proximité immédiate. Cette nuit encore, à Ambleteuse, nous n’étions séparés que par quelques maisons. Je pouvais sentir son odeur depuis ma fenêtre.

Aujourd’hui, c’est fini. Mon trajet va s’orienter au sud-est d’abord, puis franchement plein sud et s’enfoncer dans les terres. Au cours des centaines de kilomètres à venir, je longerai des rivières et des lacs, je traverserai des plaines et franchirai des cols, mais je ne reverrai la mer qu’à la fin de la dernière étape, au Cap Cerbère. Une autre mer, la Méditerranée, m’attend là-bas.

Dans son livre Chemin Faisant, Jacques Lacarrière explique s’être donné pour impératif lors de son voyage à pied des Vosges aux Corbières d’« avoir en pensée, sans cesse, au cours de cette marche, l’image de la Méditerranée ». Cela n’est guère étonnant, s’agissant d’un homme dont toute la vie a tourné autour de la Mare Nostrum et des pays qui la bordent — la Grèce tout particulièrement.

Je ne suis pas dans le même cas. Le but de ma longue promenade à travers la France est certes d’atteindre la Mer Méditerranée mais je ne suis pas un homme du sud. La mer dont je me sens le plus proche, c’est la Manche, et mes racines bretonnes n’y sont évidemment pas étrangères. Surtout, cet objectif du Cap Cerbère n’est qu’un prétexte. La Méditerranée ne m’attire ni plus ni moins que chacune des rivières et des montagnes que je rencontrerai sur le trajet.

La vie est un voyage, pas une destination. »
— Ralph Waldo Emerson

En tout cas, c’est avec regret que je quitte ce bord de mer qui m’a accompagné pendant plusieurs jours mais ne peut me suivre là où je vais. J’ai donc fait un petit détour ce matin avant de le laisser derrière moi. Au lieu de partir directement vers le sud-est et la campagne du Pas-de-Calais, j’ai pris le temps de descendre jusqu’au rivage pour lui dire au revoir.

Salut, la mer. À bientôt, sous d’autres cieux.

Une aventure planifiée

Traversée Nord-Sud, étape n°4 : Calais -> Ambleteuse (lundi 19/07/2010).
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Hôtel d'Ambleteuse
Me voici à Ambleteuse, où je vais passer la nuit. Pour le quatrième soir successif depuis mon départ de Bray-Dunes, j’ai posé mon sac à dos dans la chambre d’un petit hôtel. Celui-ci ressemble à un paquebot miniature posé sur l’herbe, avec un hublot en guise de fenêtre dans la salle de bain, et une grande baie vitrée donnant sur la coursive qui l’entoure. L’accueil est simple et sympathique, la chambre propre, la douche chaude, le tarif modique. Tout est parfait en somme.

Pourtant, je ressens tous les jours un peu plus la contradiction qu’il y a entre le sentiment de liberté que mes journées de marche font naître et l’obligation que je me suis donnée de suivre un tracé préparé à l’avance pour rejoindre un lit réservé depuis plusieurs semaines.

Hôtel
Avant mon départ, il m’avait paru tout naturel d’organiser mon voyage en commençant par choisir les endroits où je dormirais chaque soir, à la fin d’étapes de longueur raisonnable. Je sais donc très bien le matin lorsque je me mets en route dans quel hôtel ou chambre d’hôte je vais dormir le soir. Je sais si un repas sera servi, s’il y aura un restaurant à proximité ou s’il faut que j’aie de quoi dîner dans mon sac. Tout est organisé, planifié. Tout est bouclé.

Jacques Lacarrière a raconté dans Chemin faisant comment il a évité cette contrainte lors de son périple entre les Vosges et les Corbières. Il a marché à l’aventure, sans programmer ses étapes, ce qui lui a donné toute latitude pour suivre des chemins choisis au dernier moment, pour faire des détours ou prendre des raccourcis, pour se dépêcher ou pour prendre son temps. Évidemment, il s’est par là-même imposé une autre contrainte, celle de devoir chercher chaque soir un gîte pour la nuit, et cela n’a pas toujours été facile : en 1971 déjà les Français ne brillaient pas par leur hospitalité. Il a néanmoins le plus souvent réussi à trouver au moins une grange, une salle de classe, une remise, pour y dérouler son sac de couchage.

Gîte
Je ne suis pas sûr que cela soit encore possible aujourd’hui. Une personne avec un sac à dos est souvent regardée avec suspicion : s’agit-il d’un « respectable randonneur » pratiquant son loisir favori, ou d’un vagabond a priori suspect ? Et puis, le réseau des gîtes et des chambres d’hôtes s’est beaucoup développé ; pour quelle raison ce type-là cherche-t-il donc un abri gratuit ? Le risque me semble donc grand d’essuyer refus sur refus et de finir par marcher de nombreux kilomètres supplémentaires en fin de journée pour rejoindre l’hôtel ou le gîte le plus proche, voire de devoir dormir à la belle étoile.

Pour l’instant donc, je vais rester prudent. Trajet programmé, relais réservés, l’aventure va continuer à être planifiée. La tentation est forte, toutefois, de laisser plus de place à l’imprévu. A la belle saison, lorsque je serai dans la moitié sud du pays, et en emportant un duvet et une tente légère pour parer à toute éventualité, pourquoi pas ? Oui, pourquoi pas.

Chemin faisant

Chemin faisant, de Jacques Lacarrière

Un beau jour d’août 1971, Jacques Lacarrière part de Savernes, dans les Vosges, pour un voyage à pied à travers la France, en se donnant pour seuls impératifs : « aller du nord vers le sud, et avoir en pensée, sans cesse, au cours de cette marche, l’image de la Méditerranée ». Fin novembre, après plus de mille kilomètres et de multiples rencontres, il arrive à Leucate, dans les Corbières. Un livre naîtra de cette longue promenade : Chemin faisant.

Jacques Lacarrière a alors 45 ans. Après des études de lettres classiques et de langues orientales, il a fait du théâtre, écrit des poèmes, été critique littéraire, journaliste et écrivain. À l’âge de 22 ans, il a découvert la Grèce en y jouant du théâtre classique, au sein d’une troupe composée d’étudiants de la Sorbonne. Ça a été le début d’une histoire d’amour, qui durera toute sa vie, avec un pays qu’il sillonnera de part en part, le plus souvent à pied, pendant des dizaines d’années.

Helléniste passionné, aussi bien en ce qui concerne la culture grecque classique que moderne, Jacques Lacarrière s’est en fait intéressé à tout le bassin méditerranéen. Le livre qui l’a fait connaître comme écrivain, L’Été grec, relate les rencontres faites durant vingt ans de séjours multiples et souvent prolongés dans un pays « qui existe toujours », « une Grèce quotidienne de 4000 ans ». Cet ouvrage spendide reste le livre-phare de Jacques Lacarrière, celui dans lequel s’expriment de la manière probablement la plus élouissante son esprit libertaire, l’acuité de ses perceptions et l’étendue d’une culture qui n’est jamais ostentatoire.

De nombreux livres paraîtront au cours des années ultérieures, essais, poèmes, romans. Quelques années plus tôt néanmoins, il avait déjà publié Chemin faisant. Écrit avec deux ans de recul sur son périple, ce livre est issu des notes prises en cours de route et des souvenirs que sa mémoire a sélectionnés, transformant les événements successifs du voyage en « un monde nouveau, le seul qui demeure aujourd’hui pour moi-même, de ce qui fut vraiment vécu. Mon vrai voyage, c’est ce livre où je reprends les traces anciennes, retrouve tels sentiers, telles herbes, tels visages, seuls accessibles à la mémoire. »

Chemin faisant est devenu un classique de la littérature de voyage. Il s’agit évidemment, avec quelques autres ouvrages, d’un modèle pour le randonneur bloggeur que je suis — avec la modestie qui s’impose et toutes proportions gardées puisque, contrairement à Jacques Lacarrière, je ne suis pas « un écrivain qui marche », mais simplement « un marcheur qui écrit » un peu.

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