On marche dans l’automne

Traversée Nord-Sud, étape n°16 : Ons-en-Bray -> Gisors (mercredi 13 octobre 2010)
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On marche dans l'automne

Les mûres disparaissent à toute vitesse, elles se dessèchent presque à vue d’oeil. Sans doute à cause du froid un peu vif des deux dernières nuits, elles se sont ratatinées. Les cenelles et les cynorrhodons eux aussi sont flétris, leur peau hier luisante est maintenant terne et fanée. Les prunelles résistent à peine mieux ; seule leur pruine sauve les apparences. Deux journées ont suffi. Ça y est, c’est l’automne.

Il fait très beau pourtant. Dans la forêt de Thelle, le chemin semble tracé juste pour le plaisir de s’enfoncer entre deux rangées de fougères dorées que la lumière du matin fait briller.

Les chemins nous inventent (Philippe Delerm)
« Tout l’automne à la fin n’est plus qu’une tisane froide », écrivait Francis Ponge. Mais il y a juste avant quelques jours à cueillir. Bien sûr, on n’ose plus parler d’été indien. Bien sûr, on se résigne à revenir aux pluies qui glissent vers l’hiver, si doucement. Dans les jardins déjà presque nus, quelques dalhias, quelques cosmos posent encore des taches mauves ou roses, à peine délavées. Mais la forêt a gardé toute sa lumière. Elle vient du sol ; on marche dans l’automne. »
Philippe Delerm — Les chemins nous inventent
(Stock, 1997)

Cette lumière qui filtre à travers le feuillage joue sur l’écorce des arbres et dessine des ombres dans le sous-bois ; elle fait miroiter pour quelques dernières secondes les feuilles jaunes que chaque nouveau souffle de vent fait tomber lentement, en virevoltant, jusqu’à atteindre le lit des milliers d’autres feuilles qui tapissent le sol.

Les ronces piquent du nez, mais le houx surgit de toutes parts. Lui que je n’avais pas encore remarqué étale avec orgueil ses belles feuilles vertes et pointues et ses baies rouges. Premier signe d’un Noël encore loin pourtant. Reconnaissance surtout — on ne peut plus la nier — de la mort de l’été.

Tous les matins du monde

Pont-Royal
Le Pont-Royal, Paris (GMT+1) – 24 janvier 2011, 7h59

Chaque matin depuis le 7 octobre 2010, Myriam a pris une photo à 7h59 précises et l’a publiée sur son blog Tous les matins du monde.

Au fil de 110 photos, qu’il fasse beau ou qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, elle a décliné l’idée de matin, en introduction à son idée de « réunir au moins 24 personnes autour d’un projet très simple : prendre une photo libre et personnelle traduisant son matin du 24 janvier 2011 à 7h59 ». Au moins 24 personnes, c’est à dire au moins une personne dans chacun des 24 fuseaux horaires de la planète.

Voici mon cliché. Le saule sous les branches duquel je l’ai pris est un vieil ami.

Toutes les photos : http://www.morningsworld.fr/

Entre la Somme et l’Oise

Traversée Nord-Sud, étape 15 : St-Omer-en-Chaussée -> Ons-en-Bray (12/10/2010)
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Une oie comme girouette. Où donc est passé le coq ?

J’ai quitté hier le département de la Somme pour celui de l’Oise mais c’est toujours la Picardie de l’intérieur que je traverse, avec ses champs, ses rivières et ses bois. La seule différence immédiatement visible a été le remplacement des 80 par des 60 sur les plaques minéralogiques, mais des modifications plus subtiles se font jour peu à peu.

Les chasseurs ne sont plus omniprésents. On n’entend plus guère qu’un coup de fusil lointain par-ci par-là. Les chemins forestiers ne sont plus barrés de manière imprévue par ces portes métalliques qui interdisaient temporairement l’accès à des endroits faisant pourtant partie du domaine public. On chasse aussi dans l’Oise bien sûr, mais les chasseurs ne font visiblement pas autant la loi ici qu’un peu plus au nord.

Dans les villages, les girouettes arborent parfois un canard ou une oie en vol à la place du coq traditionnel. Des affiches font la promotion du Parc du Marquenterre, refuge et observatoire des oiseaux, et des tracts « Non à la chasse aux oiseaux migrateurs ! » sont punaisés sur les poteaux électriques. Ça change !

Ouaf !
Sur les portails des maisons, les panneaux « Chien méchant » ont cédé la place à des « Je monte la garde » à peine plus crédibles, car les chiens aussi ont changé. Ce ne sont plus des chiens-loups, des dogues ou des épagneuls qui aboient lorsque je passe à proximité du grillage qui circonscrit leur territoire. Ce sont des cockers, des teckels ou des caniches, chiens de compagnie qui tâchent de faire bonne contenance mais qui ont peu de chances d’impressionner quiconque.

Le voyageur à pied sait bien qu’en vociférant ainsi à travers les barreaux de leur cage, ces descendants affadis de l’animal libre et nomade qui hantait jadis les forêts de la région expriment surtout leur frustration et leur envie. C’est le regret enfoui de leur liberté perdue qui s’exprime par leurs aboiements jaloux, lorsque passe le chemineau.

Impression soleil levant

Traversée Nord-Sud, étape n°14 : Poix-de-Picardie -> St-Omer-en-Chaussée
(lundi 11/10/2010)
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Aurore picarde

Il ne fait pas chaud ce matin, deux ou trois degrés peut-être. La journée promet d’être belle, mais à huit heures du matin il fait encore nuit et vraiment frais, d’autant que souffle un petit vent du nord. Je suis parti avant l’aube de Poix-de-Picardie car l’étape d’aujourd’hui sera longue, plus de trente kilomètres jusqu’à Saint-Omer-en-Chaussée.

Peu après la sortie de la ville, de l’autre côté de la route devant moi et à droite, quatre personnes sont adossées à la clôture métallique qui entoure ce qui ressemble à un grand entrepôt. Une femme et trois hommes. Ils ne bougent pas, ils ne parlent pas, ils ne fument pas. Ils regardent tous les quatre dans la même direction, droit devant eux vers l’horizon par-dessus la chaussée, les arbres et les champs.

Me voici assez près pour qu’on se salue, d’un côté à l’autre de la petite route.
« – Bonjour ! »
« – Bonjour » répondent-ils sans chaleur excessive et sans détacher leur regard de l’horizon. Tous les quatre portent le blouson chaud que requiert la température matinale, mais la femme et l’un des hommes sont en short. Ils savent visiblement qu’ils auront chaud bientôt.

Entrepôt
Une longue sonnerie retentit depuis le bâtiment derrière eux, stridente et insistante, semblable à celle qui appelle les élèves à l’école, et le portail s’ouvre automatiquement. Les quatre ouvriers se redressent ensemble, sans hâte. Ils tournent le dos à l’aube naissante et se dirigent d’un pas régulier vers le hangar d’où commence maintenant à s’élever le martèlement des machines qui rythmera les prochaines heures de leur vie.

À l’horizon oriental sur lequel leurs yeux étaient fixés, le haut du disque solaire vient d’apparaître. Juste un peu trop tard. Libéré pour un temps des horaires et des routines, le marcheur de passage profite seul du spectacle.

Harmonie

Traversée Nord-Sud, étape n°13 : Molliens-Dreuil -> Poix-de-Picardie (Di 10/10/2010)
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Mes jambes avalent les kilomètres aujourd’hui. Elles font leur travail toutes seules, en rythme et sans peine. Elles gravissent la petite côte sans que j’y prête vraiment attention, me font traverser le village de Saint-Aubin-Montenoy et redescendre de l’autre côté de la colline après un bref regard en arrière. Devant moi, la route descend un peu puis remonte en pente douce. Une rangée d’éoliennes se découpe sur le ciel bleu, au faîte d’une ondulation de terrain. Il fait beau, il fait clair, l’air est vif et transparent. Je réalise soudain que je me sens parfaitement bien.

C’est comme une révélation qui n’a rien de mystique : en cet instant précis, en cet endroit précis, seul sur cette petite route de campagne, je me sens pleinement heureux. Fugace sensation. Au bout d’une poignée de secondes, pas même une minute, dès que je m’en rends compte en fait, ce sentiment de pur bonheur, de pleine joie de vivre, s’estompe. Il se délite, il s’éloigne, laissant la place à une « simple » sensation de bien-être.

Le moment de plénitude est passé. Il est parti, mais il a été là, et des moments comme celui-là valent toutes les fatigues, tous les déluges, toutes les courbatures, toutes les ampoules du monde. Je ne sais pas pourquoi c’est arrivé à ce moment-là et en cet endroit. La petite voix rationnelle qui me quitte rarement est déjà revenue, elle chuchote « endorphines » et elle a peut-être raison, mais je n’ai pas envie de l’écouter et, de toute façon, peu importent le pourquoi et le comment. Ce qui compte c’est que cette sensation merveilleuse et fugitive de communion parfaite avec le monde m’ait rendu visite, que je sois capable de me la rappeler, et que je sache qu’elle reviendra, un de ces jours.

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