Matin de Noël

Matin de Noël

On leur a dit hier qu’ils pourraient aller dans le salon à huit heures, mais pas avant : la chambre de Papa et Maman est juste à côté, et ils veulent dormir un peu ce matin.

Ils savent que leurs parents ne sont probablement allés se coucher que bien longtemps après que leurs yeux à eux se sont fermés, à onze heures au moins. Les grandes personnes ont dû passer toute la nuit à manger et à boire, à rire et à chanter, bref à s’amuser, parce qu’hier soir c’était déjà presque Noël (les grandes personnes ont l’habitude de fêter Noël… le soir et la nuit avant Noël. Les grandes personnes sont bizarres).

Si tu ne vas pas te coucher, ce ne sera jamais demain,
et demain, c’est Noël !
Bonne nuit, Petit Ours Brun. »

Mais ça y est, c’est enfin Noël maintenant, et ça fait si longtemps qu’ils sont réveillés ! Ils ont sagement mis leurs chaussons et leur robe de chambre et ils sont tous allés dans la chambre du grand frère, parce que lui, il sait lire l’heure !

Le sapin de Noël
« Il est seulement sept heures et demie » vient de dire Grand-Frère.
« Ooohhh…! » C’est si dur d’attendre… « Allez, s’il te plaît. On ne va pas faire de bruit, on ne va pas les réveiller. D’accord, dis ? Allons voir le sapin dans le salon, et tous les cadeaux que le Père Noël nous a apportés. »

« Oohh ! Aahh ! » Exclamations étouffées de l’autre côté du mur. Ils ont vu le grand sapin illuminé, entouré de paquets de toutes les couleurs. Pendant une poignée de secondes, ils sont restés à l’entrée de la pièce, la bouche grande ouverte, écarquillant les yeux sur la vision magique et n’osant plus bouger. Puis ils se sont précipités dans la pièce qui est maintenant remplie de leurs chuchotements :
« Ce cadeau là est pour moi ! »
« Hé, regarde celui-là ! »
— Dans un éclat de rire : « Regardez ! Le Père Noël a mangé la clémentine que je lui avais laissée ! Et lui, il a laissé toutes ses épluchures dans ma chaussure, le coquin ! »

Les murmures ont vite fait de se transformer en rires et en exclamations joyeuses qui — évidemment — réveillent les parents. Allongés côte à côte, ceux-ci écoutent sans faire de bruit le son du bonheur qui traverse la cloison, en souriant silencieusement à l’autre et en eux-mêmes.

Araignées du soir, espoir

Traversée Nord-Sud, étape n°12 : Hallencourt -> Molliens-Dreuil (samedi 09/10/2010)
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud
.

Toiles d'araignées posées sur les champs comme des parachutes

Solitude et silence sont mes seuls compagnons dans les vastes étendues que je traverse aujourd’hui, champs fauchés et prairies vides. Solitude que ne peut compenser la silhouette isolée d’une machine agricole, à peine visible au loin sur le flanc d’un coteau. Silence que son vrombissement continu, assourdi par la distance et masqué par le son rythmé de mes pas, souligne plus qu’il ne le rompt.

Il fait chaud pour la saison, mais l’humidité qui remonte du sol forme une brume légère dont le paysage n’arrive pas à se défaire, et qui enveloppe le lointain dans une gaze. L’après-midi est déjà bien avancé lorsqu’elle se dissipe enfin pour laisser apparaître le soleil et se dévoiler le bleu du ciel. Même alors, dans les champs, la rosée persiste. Ses gouttelettes font miroiter les fils de centaines de toiles d’araignée, déposées à l’horizontale sur les herbes comme des parachutes de perles. Il doit y avoir une foule de tétragnathes par ici, mais je n’en vois pas une seule sous sa toile.

Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui dans le monde des araignées ? Y a-t-il une raison particulière à un aussi grand rassemblement ? J’imagine la naissance de nombreux petits, car un peu plus loin, des milliers de « fils de la vierge » flottent dans la brise, et mes saines lectures m’ont appris que ce moyen de locomotion aérien est souvent utilisé par les bébés orbitèles qui viennent de sortir de leur cocon.

Les cheveux d'ange (Image tirée de La Hulotte)

Un bon dessin vaut mieux qu’un long discours… merci « tantine Hulotte » (n° 73, 1996)

Sous l’effet du vent léger, ces « cheveux d’ange » de deux ou trois mètres de long flottent comme des oriflammes en travers du chemin, depuis leur point d’ancrage sur les haies et les arbustes qui bordent celui-ci. Ils s’accrochent à mes bras et à ma chemise lorsque ma progression m’amène à passer à travers eux, me recouvrant de centaines de petits fils collants que j’aurais aimé ne pas briser.

Au lieu-dit : « La Justice »

Traversée Nord-Sud, étape n°12 : Hallencourt -> Molliens-Dreuil (samedi 09/10/2011)
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud
.

Quand on atteint un sommet, même s’il ne s’agit que d’une simple colline, c’est d’instinct que l’on jette un regard en arrière. Se retourner vers le chemin parcouru, en repérant parfois l’endroit précis où l’on se trouvait il y a quelques heures — ou quelques jours quand c’est une montagne que l’on a gravie — c’est une façon de se l’approprier. On ne fait pas que visualiser sa progression passée, on l’authentifie en quelque sorte. On la range dans le passé et l’on se prépare ainsi au chemin à venir.

En arrivant en haut de la colline de Méricourt, au lieu-dit « La Justice », je me retourne donc tout naturellement. Sous mes yeux s’étend un paysage de l’Amiénois tranquille et presque désert, avec à perte de vue des champs, des prairies et des bosquets.

Ce paysage était évidemment différent au Moyen-Âge, mais la perspective générale était la même, qui fut la dernière pour les centaines de personnes qui l’ont contemplée avec une corde autour du cou. À l’endroit précis où je me trouve était établi l’ancien gibet de Méricourt, où l’on pendait les malfaiteurs et où l’on exposait les cadavres des condamnés.

Frères humains qui après nous vivez,
N’ayez les cœurs contres nous endurcis,
Car si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous merci […]
François Villon

La justice d’alors était expéditive : le jugement suivait immédiatement l’arrestation, et la sentence était exécutable sans délai. Les délits mineurs étaient passibles d’amendes. Pour les crimes, les châtiments corporels étaient la règle, depuis le pilori et les coups de fouet jusqu’à l’amputation et à la peine de mort : les hommes étaient pendus ou fusillés à l’arquebuse, les femmes étaient ensevelies vivantes.

L’emplacement en hauteur du gibet permettait à tous, habitants du village de Méricourt-en-Vimeu situé en contrebas ou voyageurs passant sur la grand-route de la Flandre à Paris, de se rappeler qui détenait le pouvoir et l’autorité. Les corps restaient exposés jusqu’à décomposition, coutume qui apparaît dans tout son réalisme à travers le nom du prochain village sur la route d’Airaines : Tailly l’arbre-à-mouches.

Vaches folles

Traversée Nord-Sud, étape n°11 : Abbeville -> Hallencourt (vendredi 08/10/2010).
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud
.

Vaches curieuses

On croise finalement assez peu d’êtres humains dans nos campagnes. Quand on en aperçoit, c’est le plus souvent de loin, en train de conduire un engin agricole qui roule à l’autre bout d’un champ. On voit beaucoup plus d’animaux. Des petits animaux, insectes, araignées, escargots et limaces ; des oiseaux, bien sûr ; plus rarement d’autres animaux sauvages, hérissons, lapins, voire un chevreuil les jours de chance ; et puis les animaux domestiques et le bétail qui témoignent, même en son absence, de l’emprise de l’homme sur la nature.

Moi, j’ai un faible pour les vaches. Elles n’ont certes pas l’élégance des chevaux ; elles n’ont pas comme les ânes des oreilles qu’on a très envie de caresser ; elles n’ont pas l’individualisme gracieux des chats. Ce sont des animaux paisibles et discrets, des voisines placides, habituellement trop occupées par leur rumination pour prêter attention au marcheur de passage. Ce n’est pas une vache qui s’égosillerait à votre approche lorsque vous osez frôler son territoire. Mieux vaut assurément s’assurer de l’absence de taureau avant de traverser un pré, mais les écriteaux « Attention vache méchante » ne sont pas monnaie courante, n’est-ce pas. Et puis, elles ont de si beaux yeux aux longs cils.

Il est presque cinq heures et le soleil est déjà bas. J’ai prévu de passer la nuit à Hallencourt, qui n’est plus très loin maintenant. Depuis que j’ai quitté les bords de la Somme, j’ai surtout longé des champs et des prairies. Dans ce pré-ci, une vingtaine de vaches paissent tranquillement. Ce sont de jeunes vaches normandes, de ces belles vaches à la robe blanche et noire et au nez rose. Mais j’aurais plutôt dû écrire « paissaient tranquillement » car, en me voyant arriver, celle qui est la plus proche relève la tête, la secoue d’un air surpris, pousse un meuglement et se met à gambader joyeusement vers moi.

Elle n'a pas l'air heureux de me voir, cette vache ?
Ravi de cet accueil chaleureux mais un peu étonné, je m’arrête pour la saluer « Bonjour ma belle, on se connaît ? » Au son de ma voix, d’autres vaches lèvent à leur tour la tête. Le va-et-vient horizontal de leurs mâchoires s’interrompt, et voici qu’une deuxième vache, une troisième, encore une autre… toutes les vaches du pré se précipitent dans ma direction pour m’observer d’aussi près que possible, de l’autre côté des fils de fer barbelés qui nous séparent.

Ma parole, ces vaches-là n’ont jamais vu passer un randonneur ? Il n’y pourtant rien là de bien extraordinaire, vous savez Mesdames : un randonneur, c’est comme un train. C’est seulement plus petit et moins bruyant, et ça se déplace beaucoup moins vite.

Sur les bords de la Somme

Traversée Nord-Sud, étape n°11 : Abbeville -> Hallencourt (vendredi 08/10/2010).
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud
.

Un pêcheur « qui n'est pas du coin »
Un pêcheur « qui n’est pas du coin »

Après Abbeville, mon trajet remonte le cours de la Somme sur sa rive gauche, le long d’un ancien chemin de halage. Enfin, presque sur sa rive gauche : très rapidement, le chemin s’en détache et me voici en train de marcher quelques centimètres au-dessus du lit du fleuve et à quelque distance des deux berges. Le petit bras d’eau qui me sépare de la rive gauche n’est pas très large, mais il l’est assez pour m’empêcher de prendre, comme je l’avais prévu, l’un des sentiers qui s’éloignent de la rivière pour piquer plein sud à travers les marais.

Tant pis ou sans doute tant mieux car les nombreux coups de fusil venant de cette direction montrent que nos amis les chasseurs ne font pas relâche le vendredi. Tant mieux surtout parce que le fait de devoir longer durant quelques kilomètres supplémentaire ce joli petit fleuve sauvage, avec ses berges herbeuses et les multiples canards qui s’y reposent à l’abri des Tartarins, est plus une récompense qu’une punition.

Il n’y a pas de chasseurs au bord de la Somme, mais des pêcheurs à la ligne, ça oui. Bien que, si l’on y réfléchit, leur loisir ait des points communs avec celui des chasseurs, j’ai pour ces solitaires qui ne font pas de bruit, n’utilisent pas d’arme à feu et ne font pas courir de risque aux promeneurs, une sympathie nettement plus grande que pour les amateurs de fusils.

À l’habituelle entrée en matière « ça mord ? », l’un d’entre eux me répond avec un grand sourire « non, rien de rien, mais vous avez vu comme l’air est doux aujourd’hui ? », et lorsque je repars sur un « au revoir, et meilleure chance », il me souhaite à son tour « au revoir, et bonne promenade ! » J’aime bien ce mot, « promenade ». C’est un mot léger, décontracté, un peu désuet. Un mot sans prétention.

Vierge à l'Enfant sur le pont d'Épagne
Au moment de quitter la Somme, je remarque sur le pont qui mène au village d’Épagne une assez belle statue de Vierge à l’Enfant. Un autre pêcheur se trouve à deux pas. Quand je lui demande — après la question rituelle bien sûr — s’il sait pourquoi cette statue se trouve à cet endroit précis, ce vieux monsieur me répond en s’excusant presque « Je ne sais pas, je ne suis pas d’ici, je suis du Pas-de-Calais. Il faudrait demander à des gens du coin ». Et il poursuit « mais elle doit être là depuis longtemps, il y a plus de 50 ans que j’habite à Épagne, et elle était déjà là quand je suis arrivé ».

Licence Creative Commons    Lignes de Fuite - 2010