La boulangère de Maintenon
- Publié le Vendredi 4 mars 2011
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°22 : Maintenon -> Chartres (samedi 29 janvier 2011)
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud.
L’avantage d’être à pied un matin comme aujourd’hui, c’est qu’on n’a pas besoin de gratter son pare-brise. Devant les pavillons de la périphérie de Maintenon, chacun s’active sur sa voiture avec raclette et huile de coude. Il fait – 4°C et tout est recouvert de givre. La lumière blanche du matin illumine les glaçons miniatures qui tapissent les arbustes. L’air froid transforme mon haleine en petits panaches de vapeur. Les flaques sont bien prises, le canal Louis XIV est gelé en surface.
Le ciel est bleu, il fait très beau.
Depuis quelques minutes, je rattrape, suis rattrapé, rattrape encore, la voiture d’une boulangère qui fait sa tournée et s’arrête devant chaque maison. Au troisième « re-bonjour » souriant, je m’arrête à mon tour et lui achète un croissant. Les commerçants à l’ancienne ont toujours envie de discuter.
« Avant, il y avait trois boulangers qui faisaient la tournée sur Maintenon », m’explique-t-elle en me rendant ma monnaie. « Il arrivait souvent qu’on soit deux concurrents à se suivre sur la route. Chaque fois que l’un s’arrêtait, l’autre en profitait pour repasser devant. Mais à la fin de la matinée, chacun avait bien travaillé, il y avait de l’ouvrage pour tout le monde. À l’époque, c’est une grosse camionnette que je conduisais, il fallait ça. Maintenant, vous voyez, je suis la seule qui fasse encore des tournées, et cette petite voiture suffit largement à tout transporter ».

« Vous voyez ? » me dit la boulangère quand la cliente est retournée chez elle. « C’est ça , les tournées. On discute, on se connaît, on devient presque amies. Moi, je fidélise la clientèle, je leur fais acheter deux baguettes quand ils n’en auraient pris qu’une. Au fait, vous n’auriez pas envie d’un autre croissant ? »
« Mais de toute façon, c’est fini tout ça. Dans trois mois je prends ma retraite et mes patrons ont décidé de ne pas continuer les tournées. Ça n’est plus rentable, qu’ils disent. Ça leur fera une personne de moins à embaucher ou à former, hein. C’est vrai que les gens prennent leur voiture maintenant, ils vont à la boulangerie ou au supermarché, et ils congèlent leur pain pour toute la semaine. Quelle tristesse. Et comment ils vont faire, les vieux, quand je ne passerai plus ? »
Un silence. Il est temps que la petite voiture reparte jusqu’à la maison suivante.
« Bonne idée, je vais vous prendre un autre croissant ».
Gris, gris, gris
- Publié le Lundi 28 février 2011
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°21 : Rambouillet -> Maintenon (vendredi 28/01/2011)
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud.
Le ciel est gris et mon humeur aussi. Le chemin depuis Rambouillet n’est probablement pas moins agréable qu’un autre mais l’étape d’aujourd’hui paraît interminable. C’est une journée grise et froide avec des températures bien en-dessous de zéro, une atmosphère humide, et un ciel gris, gris, gris. À aucun moment ce matin je n’ai eu occasion de deviner où se trouvait le soleil.
Il est presque deux heures. Le petit bois que je viens de traverser se termine en triangle, au croisement de la grand-route et de la voie ferrée. L’endroit n’est pas idéal mais j’ai trop faim pour chercher mieux. Je dépose mon sac contre un arbrisseau et m’assieds sur le tapis de feuilles mortes. La conformation particulière des lieux me fait me rendre compte qu’à chaque fois que je m’adosse ainsi à mon sac pour déjeuner, je m’installe de manière à ne pas voir le chemin que je suis en train de suivre. Comme si cette demi-heure de pause en milieu de journée ne pouvait remplir son office de décrassage des muscles et du cerveau qu’à condition de rompre tout lien avec le fil de ma route.
Un train passe en faisant trembler le sol. Pendant un instant, je n’ai plus entendu le vrombissement continu des automobiles sur la nationale. Pendant un instant seulement. Aujourd’hui le serpent d’asphalte ne se fait jamais oublier, gros animal sournois qui longe le sous-bois en grondant. Ses voitures feulent, ses camions rugissent, ses motos hurlent. C’est le bruit de l’humanité en mouvement, qui fonce vers quoi déjà ?
« Kun-kun-kun-kun ». Bien visibles par une trouée entre les arbres, sept oies sauvages en formation régulière passent lentement, droit au-dessus de ma tête. Elles semblent clamer leur joie de n’être pas le marcheur lourd et malhabile qui se traîne en dessous d’elles.
« Mais, brusquement, les oies sauvages devinrent étonnamment calmes et s’éloignèrent de lui, comme si elle avaient voulu dire : « Hélas, il est un humain maintenant ! Il ne nous comprend pas, nous ne le comprenons pas. » [...] Quand il fut sur la dune, il se retourna et admira les nombreux vols d’oiseaux qui filaient au-dessus de la mer. Tous lançaient leur appel, un seul troupeau d’oies sauvages, pourtant, vola en silence tant qu’il put le suivre des yeux. Mais leur vol était régulier, le V bien dessiné, la vitesse correcte, et les coups d’ailes énergiques et puissants. Et le garçon ressentit une telle nostalgie en regardant ainsi celles qui s’en allaient qu’il souhaita presque être à nouveau Poucet, celui qui avait pu survoler la terre et la mer en compagnie d’un vol d’oies sauvages. » Selma Lagerlöf — Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède. (vf. Actes Sud, 1990 — Publ. origin. 1931) |
Vive la chasse !
- Publié le Samedi 26 février 2011
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°20 : Orgerus -> Rambouillet (lundi 10 janvier 2011)
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud.
Quelle chance donc qu’on soit lundi ! Car le lundi, en forêt de Rambouillet, c’est jour de chasse. Pas de lourd silence donc, pas de morne solitude, je marche en bonne compagnie : les coups de fusil se succèdent, les trompes et les cors résonnent harmonieusement et les cris virils qui jaillissent de toutes parts témoignent de la noble excitation des protecteurs de la nature qui régulent aujourd’hui la pullulation animale.

Il est juste midi, les deux hommes attendent le passage du 4 x 4 qui va les emmener au restaurant. Ils se réjouissent déjà du déjeuner entre amis qu’ils ont bien mérité après une matinée riche en émotions. J’attends avec eux en devisant, avide de m’enrichir l’esprit au contact d’autres membres de cette auguste confrérie.
Le véhicule arrive bientôt, tirant une remorque garnie de deux bancs sur lesquels six sympathiques messieurs en orange et kaki sont déjà assis. En attendant un retardataire qui vide sa vessie, l’un d’entre eux raconte à son sujet à l’assemblée hilare :– Il a tiré un paon, l’andouille ! Rires.
– Un paon ? Quel ballot. Et il l’a eu ?
– Bah, je crois, mais tu penses bien que je ne suis pas allé voir, hein. Il était midi moins dix, et j’avais faim… et soif !
– Ha-Ha-Ha-Ha ! J’ai passé mon chemin. Il n’y a plus de coups de feu, les braves se sustentent quelque part, bien au chaud. Dans un sentier rectiligne bordé de grillages, je me trouve soudain nez-à-nez avec une femelle chevreuil blessée.
Mourante, en fait.
Me voyant au dernier moment, elle essaie de sauter par-dessus le grillage qu’elle heurte de plein fouet. Elle retombe lourdement sur le sol et ne se relève pas. Terrorisée, tremblante et parcourue de soubresauts, la langue pendante et le flanc écarlate, elle ne fuit plus. Tandis que je lui parle doucement, désemparé, impuissant, la vie quitte lentement ses yeux.Vive la chasse ! Vivent les chasseurs !
L’axe du loup
- Publié le Mercredi 16 février 2011
- par Serval
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Peu importe à Sylvain Tesson de savoir si l’épopée de Slavomir Rawicz, le survivant échappé du Goulag est une mystification ou non. Ce qui l’intéresse, c’est que de nombreux hommes aient réussi à fuir l’univers carcéral soviétique sibérien en empruntant cet itinéraire nord-sud à travers la taïga et la steppe, le désert et l’Himalaya.
Soixante ans après Rawicz, il décide de placer ses pas dans les siens et, depuis la région de Iakoutsk en Sibérie, de rejoindre à son tour l’Inde. Il sait bien que l’on ne peut pas comparer la fuite à pied d’hommes poursuivis par le NKVD en 1941 et sa lubie aventurière préparée, mais il veut, dit-il, « arpenter les chemins d’évasion pour rendre hommage à tous les arpenteurs de steppe […] qui savent que s’arrêter c’est mourir ». Il voyagera « loyalement », sans utiliser de moyen mécanique, en ne s’autorisant que la marche, le cheval et le vélo.
« Les hordes nomades de la haute Asie se sont en effet déplacées d’est en ouest ou dans le sens inverse, au long des âges, sans quitter les bandes bioclimatiques latitudinales auxquelles elles étaient adaptées [...] le balancier de l’Histoire a toujours battu du levant vers le couchant ou du couchant vers le levant. Avec une exception : quand une horde affamée voulait razzier une oasis, alors le raid s’effectuait du nord au sud (car les nomades prédateurs peuplaient les latitudes septentrionales alors que les oasis étaient disséminées dans les latitudes plus méridionales) et les loups fondaient sur les jardiniers sédentaires et dessinaient à le surface de l’Eurasie des itinéraires non conformes aux tracés habituels. Il n’y a que le loup, créature en marge du monde, pour ne pas marcher dans la direction ordinaire. Les évadés, qui sont un genre de bête traquée, ont eux aussi emprunté cet axe conduisant du septentrion de l’Eurasie jusqu’aux versants de l’Himalaya, « l’axe du loup ». Sylvain Tesson — L’axe du loup (Robert Laffont, 2004) |
« L’axe du loup » est le récit de ce voyage de huit mois et de plus de six mille kilomètres pendant lequel Sylvain Tesson éprouve ce qu’il est venu chercher : la splendeur des paysages, l’hospitalité des peuples, et souvent la solitude extrême, la faim, le froid ou la sécheresse.
Ce récit n’échappe pas aux écueils de beaucoup de livres de voyage : il est centré sur son auteur dont les facultés d’auto-promotion sont lassantes, qu’il s’agisse des petites phrases sur les interviews qu’il donne ou des photos du livre dont la plupart le mettent en scène. On aimerait qu’il sache plus s’effacer derrière le monde qu’il parcourt et les humains qu’il rencontre… mais n’est pas Nicolas Bouvier ou Jacques Lacarrière qui veut. Sylvain Tesson est un aventurier qui écrit, et non un écrivain parti à l’aventure.
Ce livre donc n’est pas un grand livre, mais c’est un récit intéressant, le témoignage impressionnant de ce qu’un homme à l’esprit d’aventure est capable de réaliser. Il est paru en 2004, l’année même ou Slavomir Rawicz s’évadait pour de bon de ce monde.
Écritures en abîme
- Publié le Samedi 12 février 2011
- par Serval
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Traversée Nord-Sud, étape n°19 : Mantes-la-Jolie -> Orgerus (vendredi 05/11/2010)
Vous pouvez aussi voir ici la liste de toutes les étapes de la Traversée Nord-Sud.
Novembre… Plus de trois mois se sont écoulés depuis mon départ de Bray-Dunes, et trois semaines depuis qu’à Mantes-la-Jolie j’ai repris le train pour Paris. Le temps file, et tandis que mon voyage à pied s’émaille de pauses obligées pendant lesquelles mes carnets cessent d’être alimentés, les billets continuent à arriver régulièrement sur ce blog.
Les notes manuscrites prises au jour le jour obéissent forcément à la contrainte du temps présent. Leur écriture est basée sur l’instant. Pour le blog, c’est différent. Dans le cadre de cette traversée nord-sud de la France à pied, j’ai certes pris le parti de rédiger surtout des « billets pointillistes » qui se rattachent à une seule étape ou fragment d’étape. Là aussi la mesure du temps est l’instant. Pourtant, je ne me prive pas complètement de « l’atout de jouer avec le temps » cher à Jacques Lacarrière car les semaines ou les mois écoulés depuis cet instant l’enrichissent de l’expérience d’un futur qui s’est transformé en passé. La réécriture est guidée par le recul.
« Dans le carnet où je notais mes impressions au jour le jour, il m’eût été difficile de connaître d’avance les événements du lendemain. Deux ans plus tard, quand je me décidai à écrire le livre qui allait devenir Chemin faisant, je n’étais plus du tout dans les mêmes conditions. Dès la première page du manuscrit, je savais bien que j’étais arrivé sain et sauf au terme du voyage ainsi que tout ce qui m’était advenu jour après jour. Il me paraissait impossible de faire comme si je ne le savais pas. Non pour des raisons de sincérité ou de vérité pure et simple, mais parce que je me serais privé d’un atout : pouvoir jouer avec le temps. » Jacques Lacarrière – Chemin faisant (Fayard, 1997) |
Dans le présent de mes carnets de route, c’est aujourd’hui le 5 novembre 2010. J’ai repris ce matin le train pour Mantes d’où je me suis remis en marche vers le sud, direction Orgerus. À ce jour, les derniers billets publiés sur le blog racontent mon retour en train à Beaurainville, le 4 septembre 2010, et comment mon premier tampon a été apposé sur ma « pseudo-credencial ».
Dans un autre présent, celui de la publication de cet article, nous sommes le 12 février 2011. En quelques sauts de puce hivernaux, je viens d’arriver à Chartres. Quand en parlerai-je ici ? Où en serai-je alors de ce voyage à pied ? Aurai-je franchi quelques étapes supplémentaires vers le sud ou serai-je resté scotché par l’hiver et le travail quotidien ? Est-ce que je me serai « rattrapé » ?
4 septembre, 5 novembre, 12 février… Les deux écritures, conjointes et décalées, dans mes carnets et sur ce blog forment comme un jeu de miroirs, une écriture en abîme.