Les 5 sens à Paris — Le toucher

Dans le train bondé

Mardi soir, dix-huit heures trente, dans le train qui roule vers Paris Saint-Lazare, un train bondé après l’annulation non annoncée du POPI précédent. Serrés les uns contre les autres, les voyageurs se touchent mais les regards s’évitent. Je sens contre mon dos une poitrine souple. Le contact appuyé, en d’autres circonstances, pourrait être charmant ; la peau que je devine pourrait faire naître le désir mais ce soir l’érotisme est oublié, il gît quelque part entre Nanterre et La Garenne-Colombes.

A Asnières, changez de partenaires ! Ma compagne inconnue descend en s’appliquant à ne pas me regarder, j’aperçois quelques cheveux bruns sous un bonnet de feutre, un nez droit, des joues lisses… elle est partie. Le wagon se vide un peu. Pendant quelques secondes, le luxe de pouvoir de nouveau respirer amplement, de se déplacer un peu, jusqu’à l’autre portière. D’autres passagers montent en hâte, inquiets à l’idée de rester sur le quai dix minutes de plus. Une fois à l’intérieur, les épaules se relâchent, on cherche à attraper la barre métallique dont le contact lisse rassure, froide tout à l’heure, maintenant rendue chaude et moite par les multiples mains qui s’y sont accrochées. Bien calé, on ne bouge plus, mais d’autres impudents, encore sur le quai, voudraient repousser jusqu’au fond du wagon l’occupant nouvellement légitime. « Eh, oh, poussez pas, derrière, quoi ! ». C’est le cri de l’offensé qui défend comme il peut son espace ferroviaire vital.

Logo du TransilienGare suivante, personne ne descend. Une jeune femme espère entrer avec la poussette dans lequel son bébé dort. Il est joufflu, a des joues satinées qu’on a envie de caresser, des cheveux fins. Il dort bien. Il en faudrait plus pour attendrir le bétail humain fatigué que ce wagon transporte. Bébé et sa maman attendront le train suivant, lui dans la douce chaleur de ses habits d’hiver et de la capuche protectrice, elle sans doute appuyée contre le ciment rugueux du mur pour s’abriter du vent froid venu du nord qui fait pleurer les yeux et rosir les pommettes.

Coincé maintenant entre la porte du fond et un malabar qui prend un peu ses aises, je farfouille dans ma serviette, frôle du bout des doigts le livre qui s’y trouve sans pouvoir l’attraper. Tant pis, patience, et tâchons d’oublier aussi mes pieds enfermés dans des chaussures neuves. Mes souliers Derby sont plus confortables que des Richelieu, mais ils sont neufs et c’est le soir… Ah, le bonheur aérien des chaussures de marche, larges et confortables ! Ah, repartir fouler les chemins pour sentir sous mes pieds le contact du gravier, du sable ou de la terre… Bientôt.

Les 5 sens à Paris — Le goût

Steak-frites

Debout derrière le bar comme un capitaine sur la passerelle de son bateau, le patron du café dirige la manœuvre. Torchon sur l’épaule gauche il actionne le percolateur, puis il essuie des verres en discutant avec les clients et dirige de la voix les serveurs dans la salle. Dimanche, fin de matinée, c’est l’heure du brunch. Petit déjeuner pour les uns, déjeuner pour les autres.

Je pioche un croissant dans la panière et le plonge dans mon thé. La saveur de la pâte feuilletée emplit ma bouche de son fin crissement, puis viennent la douceur du beurre et le mélange équilibré du salé et du sucré. Tout autour, les langues s’agitent, pour manger et pour parler : les dernières nouvelles, la politique, les paris hippiques, tout est sujet de conversation, sauf pour cet homme solitaire dans le coin là-bas, qui écrit dans un gros cahier noir, devant une bière.

Expresso
Il lève les yeux et me salue d’un petit hochement de tête. On se connaît, à force de se côtoyer ici. La cinquantaine, il est toujours assis à la même place, il doit passer ses journées dans ce café. Un écrivain peut-être. On lui sert maintenant un steak-frites et de la salade. Sur le zinc, des oeufs durs sur un présentoir et des cacahuètes épluchées dans des ramequins ouvrent l’appétit des habitués, debout au bar ou assis sur un haut tabouret. Les noms techniques fusent : « garçon, un perroquet ! », « un kir pour moi », « un panaché s’il vous plaît ».

À ma droite, c’est l’heure du déjeuner pour ces deux touristes dont le gabarit révèle l’outre-atlantisme. Bœuf bourguignon arrosé de Coca-Cola… une autre sorte de sucré-salé. Je demande une omelette. Jambon-fromage, avec une carafe. J’aurais aussi bien pu prendre un croque-monsieur ou un croque-madame, quelque chose de vite fait, un fast-food à la française. Un déjeuner sur le pouce pour bien me caler avant de repartir flâner dans la ville.

Les 5 sens à Paris — L’odorat

Station-service

Les journées de printemps sentaient presque l’été depuis plusieurs semaines, mais hier le ciel s’est voilé. Il a plu dans la nuit, il fait froid ce matin. Froid et humide. On le ressent d’autant plus qu’on avait pris le pli de s’habiller léger. « En avril, ne te découvre pas d’un fil, en mai fais ce qu’il te plaît… » J’ai rallumé la chaudière. Lorsque les radiateurs se sont remis en route, l’appartement a retrouvé ses odeurs d’hiver : un peu de chaleur, un peu de moiteur, un peu de poussière.

Six heures du mat’. Dans la cuisine, petit déjeuner au son de la radio. Senteurs de thé, de beurre, de confiture. Tiens, les voisins se lèvent, il est temps de partir. Sur le palier, odeurs de café et de pain grillé. Poubelles vides sur le trottoir et, devant la station-service, humidité suave de l’essence dans une flaque irisée.

Il fait frisquet, vraiment. Je me hâte vers le métro. Au coin de la rue, le café vient d’ouvrir. Interdits de comptoir par le législateur, les fumeurs du matin occupent les terrasses. Premières bouffées, volutes odorantes, fumée et café-crème. Un peu plus loin, un appétissant mélange d’arômes comestibles filtre de la boulangerie par sa porte entrouverte : pain chaud, viennoiseries, farine et chocolat.

Après la pluie
Dans le métro, c’est un poème en nez majeur. Les odeurs entêtantes changent selon les jours : ozone ou after-shave, Javel ou Monsieur Propre, chaussettes ou muguet. Aujourd’hui, pas de doute, urine et pamplemousse.

Plus tard dans la journée. Il a encore plu. Le ciel tout à l’heure est devenu gris, puis noir. Une violente averse a nettoyé les façades et les trottoirs, tout a été lavé.

Paris après la pluie a un autre parfum. Pour quelque temps, on ne sent plus les gaz d’échappement. On retrouve l’odeur de l’herbe coupée dans les jardins publics. Sur les bords de la Seine, on peut presque humer la mer. Partout, l’air est plus propre, plus clair et plus léger. La nuit, l’humidité et la pureté de l’atmosphère rendent les sons plus clairs et intensifient le reflet des lumières sur le bitume.

Les 5 sens à Paris — L’ouïe

Sur le boulevard Saint-Germain

Avril est spécial cette année : c’est le printemps, mais un printemps qui se prend pour l’été. C’est samedi, il fait beau, il fait chaud. Appareil photo en bandoulière, tu te balades au Quartier latin en prenant tout ton temps.

Au coin d’une rue piétonne, te voilà enveloppé par le son d’un saxophone. Tu t’arrêtes et l’écoutes une minute. Avec un sourire, tu déposes une pièce dans la casquette posée aux pieds du musicien. « Jolie musique ! ». Un clin d’œil, un hochement de tête, il te remercie sans cesser de jouer tandis que tu t’éloignes.

Le son de l’instrument s’estompe comme tu te rapproches du Boulevard Saint-Germain. Les vagues d’automobiles grondent sur la chaussée. Sur le trottoir, les passants s’agglutinent aux terrasses des cafés et devant les vitrines. Des touristes, des tas de touristes qui profitent de la ville sous les rayons du soleil. Saint-Germain est polyglotte : français, anglais, italien, japonais, espagnol… Les langues se mêlent et s’entremêlent, les voix indistinctes se confondent en un brouhaha joyeux.

Tu traverses au feu rouge et pénètres dans un jardin public. Le bruit du boulevard se fait presque oublier, le chant des oiseaux est audible à nouveau. Des parents poussent des balançoires. « Plus fort, Papa, plus fort ! » Rires et cris joyeux. Dans un coin du square, là-bas, un manège de chevaux de bois. La musique acidulée qui s’en échappe accompagne la ronde des enfants sérieux et concentrés qui tournent en silence.

Une femme marche dans la petite rue qui longe le jardin. Ses talons sonnent sur le trottoir. Rien de tel que les pavés de Paris pour faire résonner des talons aiguilles. Il n’est pas difficile de comprendre d’où viennent les jolies jambes de tant de Parisiennes : sur le pavé des rues ou dans les escaliers de Montmartre, les femmes à Paris entretiennent leurs jambes mieux que nulle part ailleurs.

Les 5 sens à Paris — La vue

La Seine à Paris

« Ah, Paris ! La Tour Eiffel, le Louvre… Un jour, j’irai là-bas ! Mais dis-moi, quand j’y serai, qu’est-ce qu’il ne faudra pas que je rate ? Qu’est-ce que je devrai absolument voir ? »

Quiconque a l’habitude de voyager au loin connaît ce genre de questions posées par les personnes qui apprennent que l’on vit à Paris. On énumère alors la Tour Eiffel, les Champs-Élysées, Notre-Dame, le Louvre, le Quartier latin, etc. Pourtant, Paris est bien plus que la juxtaposition de monuments et d’endroits pittoresques. Il faudrait pouvoir expliquer que cette ville est un tout, presque une personne avec son identité, son âme construites au fil des siècles.

Les Parisiens ont la réputation de n’être pas tendres mais certains coins de leur ville ont une atmosphère romantique qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Peu d’endroits au monde sont plus adaptés à une balade en amoureux que les quais piétonniers du bord de Seine : on s’y promène seuls au monde, comme tous les autres couples que l’on y croise.

Paris, rue de Rennes
La nuit, après la pluie, la ville luit au fond de l’ombre qui la noie. Sous le soleil, sa couleur hésite entre beige et gris perle, un gris lumineux comme l’intérieur d’une huître. Les immeubles haussmanniens ont un tel talent pour attraper la lumière qu’ils semblent n’avoir été bâtis que pour être photographiés en noir et blanc.

Ce n’est pas un hasard si tant de photographes ont arpenté les rues de la ville pour en faire le portrait, en saisir les jeux d’ombre et de lumière, les noirs mouillés et les niveaux de gris.

Parfois, lorsque je traverse la Seine, je réalise soudain une fois de plus et comme par inadvertance à quel point le panorama que j’ai sous les yeux et auquel je me suis habitué au fil des années est magnifique. Je me rends compte à nouveau de l’extraordinaire lumière qui éclaire le fleuve et sa ville. Pour quelques instants, je retrouve un œil neuf.

Immobile au bord de l’eau sombre sur laquelle péniches et bateaux-mouches passent lentement, près du pont de pierre qui sert de trait d’union entre les deux rives, je fais une fois de plus l’expérience de la beauté calme, à deux pas de la foule et du bruit. Je redécouvre la paix qui se niche au sein des endroits les plus improbables de ce monde tourmenté.

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