À pied de Paris au Salento : Pouilles


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J 134 – Mardi 20 juillet 2021
Matera -> Santeramo in Colle (km 3.052)


Cabanes de pierre dans la plaine apulienne.

Petit coup de mou ce matin. J’avais prévu de faire une longue étape d’une quarantaine de kilomètres jusqu’à Gioia del Colle mais au réveil je ne le sentais plus trop. Après les longues distances parcourues ces derniers jours, les visites de Gravina in Puglia et de Matera, et les nuits raccourcies par mes départs aux aurores, j’avais besoin de lever le pied. J’ai donc pris le parti de me contenter aujourd’hui d’une étape plus raisonnable (moins de 30 km) jusqu’à Santeramo in Colle, que je ferai suivre demain par une « étape de récupération » d’une quinzaine de kilomètres.

Deux heures après avoir quitté Matera, j’étais de retour dans les Pouilles dont, cette fois-ci, je ne sortirai plus jusqu’à la fin du périple. Les paysages ont très vite changé. Aux collines couvertes de blé doré de la Basilicate a succédé une plaine où le jaune le cédait souvent au gris et où les rochers affleuraient de toutes parts. Les terres sont réparties ici en de grandes propriétés, les masserie. Chaque masseria a son identité bien établie ; la plupart gardent une activité essentiellement agricole, même lorsqu’elles y ont intégré une part hôtelière et de restauration de type agriturismo, comme c’est de plus en plus souvent le cas, tourisme aidant.

Si les paysages ont changé, c’est parce que la nature du sol a changé. C’est maintenant du calcaire, gris et blanc, avec des zones étendues dans lesquelles des rochers parsèment le sol. C’est avec ces rochers que sont faits les murets montés à sec, sans mortier, qui délimitent les parcelles et bordent les chemins. J’ai également vu de nombreuses petites maisons carrées qui servaient jadis d’abri aux paysans pour se protéger des fortes chaleurs d’après-midi ou des pluies d’orage, et une fois un abri rond se rapprochant d’un trullo. Mais le pays des trulli, ce n’est pas encore ici. Ce sera dans deux ou trois jours ; je pourrai mieux en parler alors.

J 135 – Mercredi 21 juillet 2021
Santeramo in Colle -> Gioia del Colle (km 3.069)


Une hutte de pierre et des mureti « a secco ».

Je dînais hier dans le restaurant de Michele conseillé par ma logeuse, où j’étais le seul client avec un couple de jeunes agriculteurs gérant une masseria des environs. La discussion a été animée et sympathique et leurs avis à tous les trois sur mon voyage ont été concordants : si la Sicile est magnifique et aurait mérité que j’y passe un long moment, j’aurais probablement été déçu par la Calabre. Je ne peux évidemment pas assurer que les avis de mes interlocuteurs aient été totalement impartiaux mais je les ai d’autant mieux reçus qu’ils étaient unanimes et en accord avec le plaisir que j’ai eu à parcourir la Basilicate et maintenant les Pouilles. Et puis, il est d’autant plus agréable d’être conforté dans une décision qu’elle a été plus difficile à prendre.

Je me disais ce matin en marchant le long d’une voie ferrée désaffectée (c’est souvent bien pratique pour raccourcir les distances) qu’il était d’ailleurs remarquable que je n’aie lu aucun livre sur la Calabre et la Sicile au cours de ces dernières années alors que j’en avais lu de nombreux consacrés aux Pouilles, en particulier « Le Christ s’est arrêté à Eboli » de Carlo Levi et « L’honneur des Scorta » de Laurent Gaudé, deux romans qui m’ont fortement marqué, et plusieurs récits de marche. En fait, sans l’avoir voulu, j’ai particulièrement bien préparé la traversée des Pouilles que je vais faire.

Les paysages rudes que je traverse ne me surprennent donc pas. Les rochers affleurant le sol, les masserie, les oliveraies, les « mureti a secco » cloisonnant le paysage, le soleil écrasant, tout cela était attendu. Je me sens étonnamment comme en pays familier dans cette région où je ne suis jamais venu… et je suis content d’être ici.

J 136 – Jeudi 22 juillet 2021
Gioia del Colle -> Noci (km 3.091)


Le padre Pio, omniprésent en Italie du sud.

En repartant de Gioia del Colle ce matin, je suis passé devant une sorte d’église en plein air consacrée à l’adoration du Padre Pio. Depuis plusieurs semaines j’ai vu tous les jours des représentations de ce Saint (il a été canonisé il y a quelques années) mais c’était la première fois que le voyais représenté autant en majesté, la Vierge et la Croix christique placées à ses côtés mais en contrebas, comme de simples faire-valoir. Les catholiques français connaissent peu le Padre Pio, et ceux qui savent qui il est, à moins d’avoir séjourné en Italie, n’ont sans doute pas idée de la profondeur de la dévotion dont il y fait l’objet. C’est tout particulièrement vrai dans le Sud où des statues le représentant se trouvent un peu partout et où il fait l’objet d’une vénération proche de l’idolâtrie.

Le chemin aujourd’hui était un peu monotone, très semblable à celui d’hier, plat et empruntant des chemins de terre ou des petites routes entre des murs de pierres sèches. Je ne me suis pas ennuyé mais cela m’a laissé le temps de lire sur le padre Pio tout en marchant, et je peux faire part ici de ma science toute neuve. Ce prêtre capucin a vécu au 20ème siècle (il est mort en 1968) et il a été vénéré dès son vivant en raison, en particulier, de la présence de plaies chroniques considérées comme des stigmates par ses adorateurs et comme de l’automutilation par les sceptiques. L’Église, en tout cas, a fini par le canoniser sous l’égide de Jean-Paul II.

Il recommence à faire vraiment *très* chaud ; des températures de 36 à 40°C sont annoncées pour les prochains jours. Par une telle chaleur, il est quasiment impossible de marcher l’après-midi et j’ai donc dû programmer très précisément mes journées (mon emploi du temps est presque plus drastique que lorsque j’allais au boulot !) Je me lève vers quatre heures du matin et je me mets en route avant cinq heures, dès que la clarté du jour naissant le permet. Je marche ensuite toute la matinée jusqu’aux alentours de onze heures, midi au plus tard, sans m’arrêter si je le peux, ou avec une courte pause en milieu de matinée. Jusqu’aux alentours de huit heures c’est très agréable car il fait encore à peu près frais, mais ensuite la chaleur monte rapidement, et je vois arriver avec plaisir la fin de l’étape… et la douche qui lui fait suite. Aujourd’hui, je suis arrivé à Noci vers onze heures, ce qui m’a permis de visiter un peu la ville (dans les églises, il fait frais !), de déjeuner et, une fois dans ma chambre, de faire suivre la douche fraîche par une bonne sieste. Et demain, on recommence !

J 137 – Vendredi 23 juillet 2021
Noci -> Locorotondo (km 3.115)


Alberobello, la ville des trulli.

Voilà une dizaine de jours que mon chemin à mis le cap résolument à l’est, ce qui m’offre le plaisir de voir chaque matin le soleil se lever devant moi. Chaque jour un peu plus tard, bien sûr. Aujourd’hui, il y avait déjà presque une heure que j’étais parti lorsqu’il est enfin sorti de ses draps roses. Dans la campagne endormie et encore fraîche, on n’entendait que le bruit de mes pas et le chant de quelques oiseaux, merles et pigeons, alors que sa Majesté apparaissait à l’horizon. Un tel moment vaut bien de raccourcir un peu ses nuits !

Me voici arrivé dans le pays des trulli, ces maisons de pierres assemblées sans mortier, « à sec », comme les murets qui remplacent ici les clotûres et les haies. J’en avais déjà vu quelques-uns hier, de loin, mais aujourd’hui il y en avait partout dans la campagne et au bord des chemins. Parfois isolés, le plus souvent inclus dans des bâtiments plus récents, intégrés dans les murs d’enceinte de propriétés, voire incorporés dans les corps de maisons. À Alberobello où je suis passé à mi-étape, il y avait des centaines de ces maisons au toit en forme de cône couvert de lauzes calcaires. À Locorotondo il y en avait aussi beaucoup, et partout le long des chemins. J’ai fini par m’interdire de les photographier, j’en arrivais à y passer plus de temps qu’à marcher !

Un vieux monsieur qui prenait son café sur une place d’Alberobello où je m’étais arrêté moi aussi à une terrasse pour « la colazione » m’a expliqué que les techniques utilisées pour les mureti et les trulli sont vieilles de plusieurs siècles et qu’à chaque trulli était toujours associée une citerne pour recueillir l’eau de pluie coulant du toit par des gouttières. De l’eau, par ici, en effet… il n’y en a pas. Celle qui tombe du ciel est aussitôt bue par le sol calcaire. Il n’y a pas de nappe phréatique, pas de source, pas de fontaine, pas de puits. J’en sais quelque chose, moi qui dois ces jours-ci porter toute mon eau depuis le matin. Vivre ici au moyen-âge devait être d’une dureté effroyable.

J 138 – Samedi 24 juillet 2021
Locorotondo -> Ostuni (km 3.142)


Ostuni, « la ville blanche ».

Je savais évidemment qu’en marchant dans le sud de l’Italie en plein été il me faudrait composer avec le soleil et la canicule. Mais il y a une grosse différence entre « savoir » quelque chose en théorie et l’expérimenter dans les faits. Marcher en plein soleil pendant plusieurs heures avec des températures dépassant les 35°C, ce n’est pas « avoir très chaud », c’est ajouter une grosse épreuve physique à l’effort prolongé, même s’il est somme toute modéré, de la marche. J’ai eu la chance de bénéficier à la mi-juillet de quelques jours de fraîcheur relative autour de 30°C (il y avait du vent et il a même plu un peu certains soirs) mais ce n’est plus le cas. C’est pourquoi je pars désormais avant cinq heures du matin et programme mes étapes de telle sorte que je sois arrivé à leur terme avant midi. Cela tourne même un peu à l’obsession, transformant mes débuts de journée en une course contre la montre. Cela étant, pas de drame ! Je vais bien, j’ai le moral et je suis en forme, et pour le moment j’ai toujours réussi à trouver des endroits où m’installer au frais dès le début de l’après-midi.

Je suis parti ce matin de Locorontodo dans les mêmes beaux paysages des Pouilles de l’intérieur, plats, un peu désolés et vite écrasés de soleil, que j’avais traversés depuis plusieurs jours, avec toujours beaucoup de trulli sur les bords des routes et des chemins. Assez vite toutefois, l’environnement a changé. Il est devenu plus cossu avec de belles maisons blanches, des trulli en parfait état aux toits également peints en blanc, des jardins bien entretenus, des vignes et des oliviers alignés au cordeau sur des terrains parfaitement débarrassés de toute mauvaise herbe. Vers sept heures du matin, il y avait du monde dans les jardins, qui profitait de la fraîcheur relative pour arroser et ramasser les pomodorini (tomates-cerises). En revanche, la ville de Cisternino se réveillait tout juste, les bars et les pasticcerie ouvraient à peine, il était trop tôt pour ma colazione… Tant pis, le soleil n’attendra pas !

Après Cisternino, j’ai trouvé un bon chemin parmi les oliveraies qui a même traversé plusieurs bois de pins apportant pour quelques minutes une ombre bienvenue. Des pins maritimes, avec leur odeur caractéristique et le chant des cigales, et tout à coup, à l’horizon, la mer ! La mer Adriatique, au loin… et partout désormais des maisons en pierres blanches et passées à la chaux. J’ai eu l’impression d’être arrivé en Grèce… Il manquait juste les volets bleus aux maisons, et les chats. Ici, c’est un pays de chiens, on en voit et on en entend beaucoup. Il n’y a guère de place pour les matous.

J 139 – Dimanche 25 juillet 2021
Ostuni -> Serranova (km 3.165)


Lever de soleil sur les Pouilles.

Mon horloge interne avait sans doute décidé que, comme on était dimanche, j’avais droit à une grasse matinée puisqu’elle ne m’a réveillé qu’à… quatre et demie. Du coup, le soleil se levait déjà sur l’Adriatique lorsque j’ai quitté Ostuni, la « ville blanche », beaucoup plus calme en cette heure précoce que lorsque j’en avais parcouru hier les rues et les escaliers. La ville est magnifique, mais j’avais alors eu une sorte de « choc culturel » en me retrouvant soudain plongé par surprise dans un lieu hypertouristique où l’on entendait presque plus parler anglais ou français (beaucoup de français !) qu’italien. Je n’étais certes pas tout seul lorsque je me suis récemment arrêté à Gravina in Puglia et à Matera mais le tourisme y était, disons, plus raisonnable. Les rues d’Ostuni étaient parcourues par des dizaines de voiturettes faisant faire chacune la visite guidée de la ville à quatre touristes, les terrasses des nombreux restaurants étaient pleines, on avait du mal à se croiser dans les escaliers, j’avais l’impression que toute la ville vibrait ! Je me suis vite refugié dans ma chambre d’hôtel pour (qui l’eût cru) y faire la sieste.

Ce matin, l’ambiance était beaucoup plus calme. Jusqu’à Carovigno, j’ai suivi sur une dizaine de kilomètres une agréable petite route sur laquelle aucune voiture ne passait. Elle s’allongeait entre des oliveraies et de petites propriétés, toujours bordée par de longs murs de pierres sèches. Comme tous les dimanches matin, il y avait quelques sportifs : cyclistes, joggers, marcheurs – qui après huit heures ont tous disparu, pas fous. Carovigno est une jolie petite ville avec de nombreuses églises et une imposant château-fort du moyen-âge. Je me suis un peu promené dans ses rues et y ai fait une courte pause-colazione de dix minutes avant de repartir sous un soleil dejà puissant pour atteindre quelques heures plus tard, au milieu des oliviers, la masseria où je compte finir ma journée à l’ombre.

J 140 – Lundi 26 juillet 2021
Serranova -> Brindisi (km 3.191)


Il est… sept heures du matin.

3h45, réveil spontané. Je ne me suis pourtant pas couché tôt hier, le dîner et la soirée avec mes hôtes de la masseria et leurs autres ‘ospiti’ (trois couples, italien, autrichien et hollandais) ont été excellents et la conversation générale – incroyable mais vrai – utilisait l’italien et pas l’anglais.
4h30. Il fait encore nuit mais je suis parti. La lune, pleine il y a un jour ou deux, éclaire suffisamment pour marcher sans difficulté sur le chemin rectiligne partant de la masseria.

5h00. Déjà la fin juillet, les jours raccourcissent. Le ciel commence seulement à s’éclaircir. Sur la petite route que je suis en ce moment ne passent que des scooters conduits par des travailleurs africains se rendant au boulot. Début de journée, début de semaine. J’allume la lampe de mon smartphone quand ils approchent pour qu’ils me voient. Il fait déjà un peu chaud, un peu moite. On est à deux kilomètres de la mer et il n’y a pas un souffle de vent.

5h30. Les cigales se réveillent toutes ensemble et entament leur concert. Des chiens aboient à mon approche. Ceux-là ne sont pas derrière les clotûres de leurs maisons, ce sont des chiens errant par bandes de trois ou quatre. Ils ne sont pas menacants, juste attentifs. Moi aussi. Les cailloux que je ramasse ostensiblement les maintiennent à distance le temps que je sois passé.
5h45. Le soleil apparaît face à moi, au milieu du chemin. Déjà levé sur la mer, il apparaît par-dessus la rangée d’arbres qui me le cachait.

6h00. Le soleil est bien levé mais il n’est pas encore trop chaud. Une dizaine de personnes récoltent les pomodorini dans les champs. Tout se fait à la main. Leur position courbée en avant, cassée en deux, me rappelle les paysans péruviens binant les pommes de terre, les vietnamiens repiquant le riz.

6h30 Les champs fument, des feux rampants ont été allumés pour brûler la paille et les restes, tiges et racines, d’autres plantes récoltées, je ne sais pas lesquelles.

7h00. Douze kilomètres. C’est bon, j’avance bien, profitons-en. La sueur commence à couler sur mon front, mon dos est trempé mais il ne fait pas encore trop chaud. Sur les chemins d’exploitation c’est le défilé des tracteurs qui rejoignent leurs champs.

7h30 Quel bonheur ce petit vent ! Les lauriers-roses sont en fleur.

8h00. Le vent n’a pas duré. Le soleil est déjà haut, il commence à taper dur. Il n’y a pas un poil d’ombre. La sueur coule à flot. Marcher vite n’est plus possible. Il reste à avancer jusqu’au bout de l’étape. Les kilomètres déjà parcourus ne sont plus à faire.

10h00. Les remparts de la vieille ville de Brindisi. Une terrasse à l’ombre, un Coca, un sandwich, une demi-heure de pause. Tout à l’heure, balade dans la ville et sur le port pour voir les colonnes marquant la fin de la Via Appia Antica.

J 141 – Mardi 27 juillet 2021
Brindisi -> Torchiarolo (km 3.216)



En atteignant hier Brindisi j’ai également rejoint l’extrémité orientale de la Via Appia Antica qui reliait Rome à la mer Adriatique et, de l’autre côté de celle-ci, était prolongée jusqu’à Constantinople par la Via Egnatia. Comme je n’ai pas prévu d’aller là-bas – en tout cas pas cette fois-ci – le tracé de mon périple va une nouvelle fois changer de direction. Pendant les quelques jours de marche qui me restent, c’est à nouveau vers le sud que je me dirigerai en suivant les dernières étapes de la Via Francigena del Sud jusqu’à Santa Maria di Leuca. Le soleil se lèvera donc à nouveau sur ma gauche, je ne le verrai plus apparaître à l’horizon puis monter dans le ciel face à moi – et, un peu plus tard, je ne l’aurai plus dans les yeux !

L’avantage de passer la nuit dans une assez grande ville c’est que ses rues sont éclairées la nuit. Cela m’a permis de partir encore plus tôt ce matin qu’à ce qui est devenu mon habitude et de gagner ainsi quelques précieuses minutes supplémentaires de relative fraîcheur. Hier, l’entrée dans la ville à travers ses faubourgs surchauffés m’avait paru interminable. Ce matin, frais et reposé, il m’a suffi d’une demi-heure pour franchir le périmètre de l’autoroute périphérique dans un paysage nocturne assez captivant, fait de barres d’immeubles, de stations services et de zones commerciales fantomatiques, avant d’atteindre dans le jour naissant la campagne, ses chiens errants et ses coqs chanteurs.

C’est une campagne uniformément plate, à perte de vue, et couverte de champs maintenant moissonnés et souvent brûlés. Tout le Salento – le talon de la botte italienne – est une vaste plaine située à quelques mètres au-dessus du niveau de la mer. Les fortes chaleurs de ces jours-ci y sont plus la règle que l’exception. Je n’irais pas jusqu’à dire que la marche au long cours, par cette canicule, y soit un plaisir, mais c’est une expérience intéressante qui m’a obligé à m’adapter en changeant mes habitudes et le rythme de mes journées. En y repensant pendant que je marchais (plus je me rapproche de la fin de mon périple et plus mes réflexions tendent à en faire le bilan), j’aurai connu tous les types de temps au cours de cette longue marche : beau fixe et chaleur dans le Morvan, en Suisse et au Piémont, pluie pluie pluie dans le Bassin parisien, dans le Jura et en Italie du nord, orages de temps en temps avec même de la grêle, neige au Grand Saint-Bernard au mois d’août… mais c’est sans conteste la chaleur extrême expérimentée cet été dans cette immense plaine où aucune ombre naturelle ne vient tempérer la violence du soleil qui m’aura le plus surpris, et le plus appris.

J 142 – Mercredi 28 juillet 2021
Torchiarolo -> Lecce (km 3.239)


Lecce, le bastione San Francesco

J’ai passé une mauvaise nuit. Endormissement difficile dans le mauvais lit étroit d’une chambre minuscule et bruyante en bord de route, moustiques intempestifs… il y a des nuits comme cela. En tout cas ce matin je n’ai pas traîné pour lever le camp, peu reposé et de sale humeur. Je suis encore une fois parti à la nuit, mais une nuit presque noire aujourd’hui car le ciel était obscurci par des nuages masquant la lune et qui avaient posé comme un couvercle sur la chaleur nocturne. Suer à grande eau alors qu’il fait encore nuit, c’est le comble, râlais-je en marchant tout seul dans le noir sur une petite route alors qu’il n’était pas cinq heures…

En quelques dizaines de minutes, cette mauvaise humeur s’est délitée dans le rythme retrouvé de la marche, aux premières lueurs du matin. Les nuages se sont rapidement dissipés alors que le soleil se levait. Comme les jours précédents j’ai marché en de grandes lignes droites tirées sur la plaine à travers les champs moissonnés et les oliveraies, sur de larges allées non goudronnées puis sur des routes désertes… puis nettement moins désertes lorsque j’ai pénétré dans l’agglomération de Lecce dans le courant de la matinée.

Il paraît que Lecce est surnommée « La Florence du sud ». C’est peut-être un peu exagéré mais il est vrai que le centre historique est très beau. Il est le siège de nombreux bâtiments baroques construits en un calcaire très fin, la « pierre de Lecce », qui témoignent d’une riche histoire au sein du Royaume de Naples. C’était la dernière grande ville que je visitais sur le trajet de mon périple et je ne me suis donc pas privé de parcourir ses ruelles ombragées et ses places ensoleillées et de profiter de la fraîcheur de ses églises… et de ses cafés climatisés.

J 143 – Jeudi 29 juillet 2021
Lecce -> Martano (km 3.262)



Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas lorsque je quitte l’endroit où j’ai passé la nuit pour me mettre en marche qu’il fait le moins chaud. Bien qu’il soit autour de quatre heures et demie et qu’il fasse encore nuit, sortir d’une chambre souvent climatisée pour pénétrer dans la moiteur nocturne donne au contraire une sensation soudaine de chaleur. C’est plus tard, vers cinq heures et demie en ce moment, alors que le ciel commence à s’éclaircir, qu’une relative impression de fraîcheur apparaît, provoquée par de très légers déplacements d’air – oh pas vraiment du vent, à peine une brise – que j’imagine être dus aux gradients thermiques qui se créent entre les couches différentes de l’atmosphère lorsque le soleil se lève et recommence à les réchauffer. C’est aussi le moment où les coqs se mettent à chanter. Il fait alors un peu plus frais, ma sueur s’évapore, l’air circule à nouveau, un peu. C’est léger et fugace, une agréable sensation de fraîcheur qui dure quelques minutes.

Je n’avais pas grand chose d’autre à faire ce matin, traversant dans la pénombre les faubourgs de Lecce puis les champs déserts, qu’analyser mes sensations et laisser mon esprit vagabonder. Je me disais que rien n’était plus différent de la randonnée pédestre qu’un voyage à pied tel que celui que je fais. Quand on marche au long cours, on est dans un rythme différent, on vit dans un temps différent, on emprunte des chemins différents. C’est vrai pour moi, en tout cas, qui ne suis pas un fanatique des dénivelés et ne recherche pas la performance. Je préfère suivre sur quelques kilomètres une route allant dans la bonne direction plutôt que faire un détour pour suivre un sentier qui passe par un col. J’ai souvent qualifié ce périple de « longue promenade », une expression qui implique la lenteur, la flânerie et un certain état d’esprit, avec entre autres modèles Jacques Lacarrière et Bernard Ollivier. Ma démarche est ainsi plus proche de celle des personnes qui font un pèlerinage que de celles qui se lancent dans un « thru-hike ».

Parler de longue promenade est toutefois moins adapté depuis que je dois composer avec la canicule du Mezzogiorno. D’habitude, je pars souvent le matin sans savoir où et quand je m’arrêterai, en bivouac ou sous un toit. Les haltes séparent les journées de marche qui rythment le trajet. Même l’an dernier lorsqu’il faisait très chaud, cela n’a pas changé, quitte à faire une longue pause à l’ombre en milieu de journée. La canicule actuelle rend cette solution impossible. Je dois partir de nuit et m’arrêter dès le matin. Les quelques heures de marche ne sont plus que le temps nécessaire à rejoindre le lieu de récupération suivant, défini et réservé à l’avance. Ce sont les longues pauses à l’étape qui rythment désormais ma progression. Ce n’est pas la méthode que je préfère, mais c’est le moyen que j’ai trouvé pour continuer à avancer.

J 144 – Vendredi 30 juillet 2021
Martano -> Otrante (km 3.284)


Otrante.

Je suis arrivé aujourd’hui dans la ville d’Italie située le plus à l’est du pays, Otrante. De l’autre côté du « canal » du même nom – un canal qui est en fait un détroit au sud de l’Adriatique – c’est l’Albanie, à environ soixante-dix kilomètres. Il paraît que certains jours on peut en voir les côtes mais en tout cas, pas aujourd’hui. La Grèce non plus n’est pas loin : Corfou est à deux heures et demie de ferry.

Comme tous les jours depuis plus d’une semaine, je suis parti alors qu’il faisait encore nuit et comme tous les jours, la chaleur m’a rattrapé avant qu’il soit huit heures. Toutefois, pour la première fois depuis longtemps, je n’ai pas marché tout le temps en plein soleil. Quelques kilomètres avant Otrante, le chemin est en effet entré dans une zone ombragée, le long des lacs Alimini, deux lacs côtiers reliés par un canal, qui ont la particularité d’avoir une salinité différente et variable : celui du Nord, alimenté par l’Adriatique, est salé, alors que celui du sud, le long duquel j’ai marché, est surtout alimenté par plusieurs cours d’eau et son eau est presque douce. Après tous ces ocres, ces jaunes et ces bruns traversés sous le cagnard depuis dix jours, cela a été une oasis de fraîcheur de marcher à l’ombre, baigné dans le vert tendre des arbres et des plantes qui bordaient le chemin, et d’entendre à nouveau le gazouillis des oiseaux. Je n’avais pas réalisé que je n’en avais plus entendu depuis longtemps, n’ayant plus dans les oreilles toute la journée que le chant des cigales.

Otrante, donc, « La perle de l’Adriatique sud », « La porte de l’Orient »… C’est une jolie petite ville balnéaire, toute blanche sous le soleil, avec un château, une cathédrale, des églises, beaucoup de monde sur les plages, des touristes dans les petites rues ombragées de la vieille ville et, à la terrasse du café où j’ai pris mon habituelle colazione tardive, des vieux messieurs en marcels, shorts lâches et sandales qui parlaient fort en dialecte salentino devant leur bière ou leur café, dans une ambiance méditerranéenne qui m’a beaucoup évoqué les films de Pagnol.

J 145 – Samedi 31 juillet 2021
Otrante -> Vignacastrisi (km 3.303)


Dans le brouillard par 35°C… ou randonner dans un hammam.

À quatre heures et demie du matin, c’était la fête à Otrante. Depuis ma chambre d’hôtel je n’avais rien entendu mais à peine avais-je mis le pied dans la rue que je me suis rendu compte que, si je venais de me lever, beaucoup de jeunes personnes n’étaient pas encore prêtes à aller se coucher. Les stands de glaces, les échoppes et les cafés étaient restés ouverts sur le bord de mer, et dans les rues des tas de garçons et de filles riaient, criaient et chantaient sur une musique de type boum-boum. C’était gai et sympathique, visiblement peu alcoolisé et bon enfant. Je suis resté quelques minutes à regarder ce spectacle inattendu. Le petit monde solitaire du marcheur au long cours débutant sa journée frôlait sans s’y mêler le monde festif des jeunes gens en vacances attendant dans la joie le lever du soleil.

Il faisait alors étonnamment bon et frais. L’air était chargé d’humidité maritime et il y avait même un peu de brouillard. C’était très agréable de quitter ainsi la ville dans cette fin de nuit ouatée sur un chemin longeant l’Idro, le petit fleuve côtier qui rejoint la mer à Otrante, à travers de grandes plantations de bambous.

3000
Je veux encore du prosciutto!!!
Cette agréable sensation, toutefois, n’a pas duré car la persistance de la brume n’a pas empêché l’augmentation des températures et j’ai rapidement eu l’impression de randonner dans un hammam… L’humidité habituelle du secteur était d’ailleurs illustrée par une végétation abondante, bien différente de celle du reste des Pouilles, avec des bambous, des chênes, des platanes et tout particulièrement avec la réapparition en travers du chemin de mes grandes amies les ronces, m’obligeant sur quelques dizaines de mètres à rejouer du bâton-machette.

En milieu de matinée, les choses étaient revenues à la normale : je marchais à nouveau sous le soleil de plomb auquel j’ai fini par être habitué, sur un bon chemin de terre bien sèche, parmi les vignes et les oliviers, et suis ainsi arrivé sans encombre à Vignacastrisi où j’ai partagé ma ‘colazione’ tardive avec une ravissante nouvelle amie aux yeux bleus.

J 146 – Dimanche 1er août 2021
Vignacastrisi -> Alessano (km 3.326)


Une pajara, bien abritée du soleil.

Entre Otrante d’où je suis parti hier matin et Santa Maria di Leuca où mon périple va s’achever, il y a un peu moins de soixante kilomètres et pratiquement pas de dénivelé, ce qui correspond à deux étapes de longueur moyenne. La canicule m’a certes amené depuis une dizaine de jours à raccourcir mes journées de marche afin de les achever avant midi, mais vu que je pars bien avant le lever du soleil, cela aurait été tout à fait faisable en deux jours. Ce soir, j’aurais donc pu être déjà arrivé au bout du chemin mais… « Encore un instant, Monsieur le bourreau ! ». Je me suis accordé un sursis et ne finirai ma longue promenade que demain matin par trois petites heures de marche jusqu’à la fin des terres.

J’ai rejoint le bord de mer un peu trop tard ce matin pour voir le soleil se lever sur la mer Ionienne (puisqu’au sud d’Otrante ce n’est plus la mer Adriatique). Un soleil encore rouge, levé depuis une demi-heure, jetait une lumière dorée sur un chemin côtier à peine dessiné. De nombreuses huttes de pierre étaient disséminées sur l’espèce de lande desséchée qui borde la côte, des huttes dont l’aspect est différent de celui des trulli rencontrés plus au nord mais qui ont été construites selon la même technique : ‘a secco’, à sec, sans mortier.

Les plus grandes de ces cabanes de pierre étaient de forme arrondie, avec sur la paroi externe un escalier en spirale permettant d’en atteindre le toit. Beaucoup d’autres étaient plus petites et rectangulaires, visiblement de simples abris permettant au paysan de se mettre temporairement à l’abri du soleil. Un vieux monsieur qui promenait un très imposant mastiff m’a expliqué que ces petites maisons s’appellent des ‘pajare’ (pluriel de ‘pajara’, à prononcer ‘payara’ ou ‘payaru’) et qu’elles ont été le refuge des paysans et des bergers du Salento depuis la préhistoire. On en construisait encore au début du vingtième siècle.

La petite pajara carrée dans laquelle je suis entré mesurait à l’intérieur environ deux mètres de côté. Elle avait une porte orientée vers le nord-est et un toit en encorbellement dont les pierres se soutenaient les unes les autres comme la voûte d’une cathédrale mais sans que les pierres aient été taillées, et sans aucun mortier. « On savait construire en ce temps-là ! » m’a à peu près dit, un peu plus tard, le vieux monsieur tandis que son énorme chien reniflait avec un peu trop d’intérêt mes mollets. J’avais plus d’affinités avec la petite chatte d’hier mais, heureusement, lui n’avait apparemment plus faim.

J 147 – Lundi 2 août 2021
Alessano -> Santa Maria di Leuca (km 3.343)


Santa Maria di Leuca… the end.

Lundi 2 août 2021, huit heures du matin. Voilà, c’est fini, je suis arrivé. Le phare de Santa Maria di Leuca est devant moi, et la mer. Le soleil est déjà brûlant mais il y a un peu de vent. Je suis arrivé mais comme je l’ai toujours su, « c’est le chemin qui compte, pas la destination »… Compostelle, ou Syracuse, ou Santa Maria di Leuca, peu importe finalement, ce qui compte et comptera, ce sont toutes ces journées écoulées, tous ces lieux découverts, toutes ces rencontres.

Impossible bien sûr de citer toutes les personnes dont j’ai fait la connaissance grâce à ce voyage, croisées pendant quelques minutes ou dont j’ai temporairement partagé la route. Croyez-moi, je me souviens parfaitement de chacun(e) d’entre vous et, pour ceux et celles qui m’ont accompagné jusqu’ici, y compris bien sûr ma famille et mes amis, sachez que votre présence, vos commentaires et vos encouragements m’ont soutenu plus que je ne saurais dire.

Merci à tous. À bientôt.

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