Invader Trail : Vallée de la Dordogne


J 37 – Lundi 12 juin 2023
Rocamadour -> Carennac (km 729)


En quittant Rocamadour.

Après la rude journée d’hier j’ai dormi comme une souche et me suis réveillé frais et dispos peu après six heures ; une heure plus tard, j’étais parti.

Aussi étonnant que cela puisse paraître (mais après tout, est-ce si étonnant ?) le village de Rocamadour, que j’avais traversé sur toute sa longueur en arrivant, comporte des dizaines de boutiques de souvenirs, de marchands de glaces et de « restaurants avec vue imprenable » mais ni épicerie, ni boulangerie.

Heureusement, la patronne du restaurant où j’ai dîné hier soir – qui voit passer beaucoup de pèlerins–  a eu la gentillesse de proposer de me faire un sandwich que je suis passé prendre ce matin… et quel sandwich ! C’est alourdi d’au moins 800 grammes que j’ai débuté la journée par une grimpette, courte mais bonne, jusqu’au sommet des Gorges de l’Arzou où je suis arrivé juste au bon moment pour profiter de l’envol de deux montgolfières à quelques dizaines de mètres de moi.

C’était splendide. Le ciel était bleu et l’air limpide, il n’y avait pas un souffle de vent et le seul bruit qu’on entendait en dehors du chant des oiseaux était celui des brûleurs qui réchauffaient l’air des ballons à intervalles réguliers. Je suis resté dix bonnes minutes à les regarder s’élever lentement et se diriger vers la Cité Religieuse. Le propriétaire de la maison près de laquelle je m’étais arrêté en est alors sorti pour fumer sa première cigarette. Lorsque je les lui ai montrées en disant quelque chose comme « C’est magnifique, n’est-ce pas ? » il m’a répondu, blasé « Bah, j’ai l’habitude… c’est tout le temps pareil ! »

Plus tard, sur le chemin, cette réponse m’a rappelé une discussion que j’avais eue avec une habitante des îles Lofoten, en Norvège, il y a une bonne quinzaine d’années. Là aussi, lorsque je m’étais extasié sur le merveilleux paysage qui était devant nous, elle m’avait dit qu’elle y était tellement habituée qu’elle ne le regardait même plus. Ce jour-là déjà, je m’étais demandé comment nous pourrions faire pour voir encore les lieux où nous vivons, pour continuer d’admirer les beautés du quotidien ? Comment faire pour les regarder avec l’émerveillement de l’étranger qui les découvre ? Comment faire pour retrouver un œil neuf ?

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J 38 – Mardi 13 juin 2023
Carennac -> Beaulieu-sur-Dordogne (km 745)


Devant l’Abbatiale Saint-Pierre.

Je m’éloigne du sud chaque jour davantage. Aujourd’hui j’ai quitté le Lot pour la Corrèze et l’Occitanie pour le Limousin (je sais bien que cette province historique a été incluse dans la région Nouvelle-Aquitaine mais personne ne me fera admettre que je serais revenu aujourd’hui dans la même région que celle atteinte il y a un mois en franchissant la frontière espagnole !). Le Massif Central est désormais tout proche.

Cette forte impression de changer de région est accentuée par le changement de temps : tous ces derniers jours, il avait fait beau le matin, chaud et lourd l’après-midi et un orage était presque invariablement survenu en début de soirée. Hier mon timing avait d’ailleurs été parfait : j’avais pressé le pas pendant ma dernière heure de marche tandis que les grondements du tonnerre se rapprochaient et j’avais atteint mon gîte quelques minutes avant le déluge. Ce matin, il faisait gris et moche et une petite pluie fine et intermittente m’a accompagné.Cela dit, elle n’a pas dense au point de justifier que j’enfile ma tenue de pluie ; le parapluie a suffi.

Et puis, pour illustrer ce changement de région, il ne faut pas manquer de signaler l’apparition des barbelés. Pourquoi donc par ici (et je sais que c’est la même chose dans la Creuse) les propriétaires de forêts, de champs, de prés, jugent-ils indispensable d’empêcher qu’on y pénètre ? Les vaches, dans d’autres régions, n’en ont pas besoin pour rester dans leur pré. Est-ce la peur qu’un étranger vole leur herbe, leurs champignons, leurs noisettes ?

En tout cas, il est très désagréable de ne pas pouvoir sortir d’un chemin – ne serait-ce que pour une « pause technique » – pendant des centaines et de centaines de mètres à cause de cette invention du diable. Dans « Seuls sont les indomptés », un de mes films préférés, Kirk Douglas sort une cisaille d’une fonte de sa selle lorsqu’il en trouve sur son chemin afin de permettre à son cheval de les franchir. Je me suis souvent dit que je devrais aussi en avoir une dans mon sac à dos… il ne reste plus qu’à trouver une pince coupante ultra-légère !

J’ai eu beau râler plusieurs fois en cours de route, j’ai en fait été très heureux de cette étape qui s’est achevée à Beaulieu-sur-Dordogne. Cette très belle petite ville est construite autour d’une remarquable cité médiévale aux ruelles pavées bordées de maisons à colombages et encorbellements, disposées en cercles concentriques autour de l’Abbatiale Saint-Pierre qui est un splendide exemple d’art roman et il semble faire bon y vivre.

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J 39 – Mercredi 14 juin 2023
Beaulieu-sur-Dordogne -> Argentat-sur-Dordogne (km 769)


Argentat-sur-Dordogne.

À Beaulieu le débit de la Dordogne est régulé par les vannes d’une digue sur laquelle je l’ai traversée ce matin pour quitter la ville. Sur quelques centaines de mètres le fleuve devient alors un plan d’eau utilisé à la belle saison pour se baigner, canoter, etc. À sept heures du matin et en dehors de la période des vacances personne ne s’y baignait mais alors que la brume ne s’était pas encore dissipée le paysage était splendide, faisant penser à un lac suisse ou autrichien.

J’avais envisagé, en reprenant mon trajet jusqu’à Clermont-Ferrand il y a quelques jours, de suivre d’aussi près que possible le cours de la Dordogne entre Beaulieu et Argentat mais sitôt ce petit lac dépassé le cours d’eau était trop encaissé pour qu’il y ait un chemin de halage et aucun chemin ne suivait ses rives. La seule voie de passage était une petite route goudronnée longeant sa rive gauche, sans aucune voie de dégagement sur une vingtaine de kilomètres. Lorsque je lui en avais parlé hier soir en m’inquiétant du risque de me retrouver « piégé » sur une longue route fréquentée par beaucoup d’automobiles, mon hôtesse m’avait affirmé que « oh non, personne ne passe jamais sur cette route » ce qui ne m’avait qu’à moitié rassuré.

Toutefois, au bout d’une demi-heure de marche sur cette jolie petite route « de montagne » (à trois cents mètres d’altitude) qui sinuait à l’ombre des arbres à mi-hauteur de falaise en suivant les boucles du fleuve, je me suis rendu compte que je n’avais pas encore vu la moindre voiture, et pas une seule n’est passée par la suite. L’explication m’en a été donnée en fin de matinée, dans un hameau de trois maisons au bord de la route, par une dame qui arrosait son jardin et à laquelle j’ai demandé de l’eau : « Ah ben évidemment ! Ils n’ont pas mis de panneaux ? Voilà quinze jours qu’on nous a prévenu que la route allait être coupée toute la journée ».

Je n’avais pas vu les panneaux en effet, ayant rejoint la route par un sentier au bord du lac, mais quelques minutes après cette discussion je suis arrivé sur des camions, des engins de terrassement et une dizaine d’ouvriers procédant à la réfection de la chaussée. J’avais eu la chance d’emprunter cette route le jour précis de ces travaux ! Ils m’ont procuré une splendide journée de marche facile, agréable et tranquille. Merci au dieu des randonneurs !

Sur une telle petite route déserte, on avance vite et c’est en début d’après-midi que je suis arrivé à Argentat-sur-Dordogne, ce qui m’a laissé le temps de me promener dans ses ruelles pour admirer de nouveau un très beau village et ses maisons anciennes. Pour couronner le tout, ce fut aujourd’hui le premier jour depuis longtemps sans un orage de fin de journée, ce qui m’a permis de dîner ensuite très agréablement en terrasse au bord de l’eau.

J’aime vraiment ces journées où tout se passe bien.

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J 40 – Jeudi 15 juin 2023
Argentat-sur-Dordogne -> Saint-Privat (km 790)


Le Massif central n’est plus qu’à deux pas.

Epartant ce matin d’Argentat j’ai quitté les bords de la Dordogne pour me diriger désormais cap au nord-est et entamer la traversée du Massif Central. Sitôt passé le joli pont par lequel j’étais arrivé hier, les choses sérieuses ont commencé avec une petite grimpette d’environ quatre cents mètres sur un bon chemin qui montait régulièrement vers les hauteurs. Commencer la journée par un peu de dénivelé est une excellente facon de faire repartir la mécanique et de se mettre en forme.

Ce fut la seule montée un peu prolongée d’une étape campagnarde, à travers des prés à vaches (bonjour, les vaches !) et des forêts. Une fois arrivé sur le plateau, ce fut une marche sans histoire malgré des panneaux étonnants accrochés ça et là par Dieu sait qui, annonçant :


PROMENEURS
ATTENTION !
La forêt est dangereuse
Vous y pénétrez
à vos risques et périls

Le premier que j’ai vu m’a fait éclater de rire. Pendant quelques minutes, je me suis amusé à rechercher tout en marchant les dangers que cette innocente forêt pouvait bien receler. Lorsque j’ai vu qu’il y avait le long du chemin d’autres panneaux identiques, je me suis surtout demandé quelle personne ou quelle administration locale avait bien pu avoir l’idée et le temps nécessaires pour les concevoir, les fabriquer et les mettre en place sur des arbres à plusieurs mètres de hauteur.

Après avoir bravé avec succès les dangers de cette forêt, j’ai pris le risque insensé de déjeuner au bord d’un petit lac, poussant l’inconscience jusqu’à faire une sieste digestive d’au moins vingt minutes sur l’herbe avant de repartir, entier par miracle, pour parcourir les derniers kilomètres jusqu’à mon abri de ce soir à Saint-Privat.

P.S. Ce n’est que pendant la nuit que j’ai eu le déclic : un tel panneau ne pouvait guère avoir été posé que par une société de chasse. Qui d’autre que les chasseurs, en effet, pourrait associer les moyens financiers et la volonté d’affirmer leur présence aux dépens des autres visiteurs de la forêt qui sous-tendent cette mise en place ? No comment, passons à autre chose.

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