Sept courtes journées pour une longue semaine

Traversée Nord-Sud, étape n°7 : Beutin -> Beaurainville (jeudi 22/07/2010).
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Un âne à Beaurainville

À marcher ainsi depuis sept jours, ma relation au temps s’est modifiée. Tout le monde connaît cette sensation étrange d’être parti depuis longtemps alors que l’on n’en est qu’aux premiers jours d’un voyage, à cause du dépaysement, du changement des habitudes. C’est cela que je ressens, et c’est plus que cela.

Quand on voyage à pied, chaque jour est un nouveau départ pour un nouveau pays. Au rythme lent des pas, des mondes différents se dévoilent à quelques kilomètres de distance. Il n’y a pas de « Région Nord-Pas de Calais » quand on avance à pas de randonneur. Il y a le sable des dunes et les rues de Grande-Synthe, le terminal de Calais et les rivières du Pays des Sept Vallées. Des mondes différents, découverts l’un après l’autre, et que le rythme de la marche nous révèle comme tels.

Les heures de randonnée passent lentement. Après tout, marcher c’est toujours la même chose. Comme dit la chanson, il suffit de « mettre un pied devant l’autre et de recommencer », mais cette monotonie n’est pas l’ennui. On  s’ennuie quand on ne sait pas quoi faire, et celui qui marche a toujours quelque chose à faire : marcher, justement, avancer. Rejoindre le prochain chemin, le prochain village, le prochain lieu de repos. L’esprit quand on marche n’est pas vide, il est au contraire libéré, affranchi de la contrainte de la gestion du corps. On marche, nul besoin de faire autre chose… nul besoin de faire.

Au long fil de ces heures pleines, remplies de pensées et de rêves, occupées à être et non plus à faire, le soleil depuis une semaine a pourtant parcouru chaque jour à toute vitesse sa course d’est en ouest. Les heures se sont écoulées lentement mais les journées ont passé vite. Et aujourd’hui j’atteins le terme d’une étape qui marque aussi la fin de la première partie de mon voyage à travers la France : Beaurainville.

C’est dans cette petite ville sur la Canche — l’un des sept cours d’eau qui donnent leur nom à ce pays — que j’ai prévu de prendre le train qui, via Arras, me ramènera à ma vie de tous les jours. M’y voici, et voici ma dernière rencontre. Je sais en le voyant que je me souviendrai de lui comme je me souviens de ma première vision des dunes, il y a une semaine. Un âne efflanqué, à la robe d’un gris très clair, se tient immobile dans un petit carré de verdure parsemé de fleurs blanches et jaunes, à côté de la première maison du bourg, la sienne, une cabane de planches et de tôles dressée à l’ombre d’un bosquet. Il me regarde droit dans les yeux, l’air pensif, et attend tranquillement que j’aie officialisé par un cliché notre rencontre et mon au revoir à la route pour recommencer à brouter les fleurs.

La gare est au bout de la rue. Le train ne va pas tarder. Je pars, mais dans quelques semaines, je reviendrai.

Accotements

Traversée Nord-Sud, étape n°6 : Wirwignes -> Beutin (mercredi 21/07/2010).
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Détritus au bord de la route

Depuis deux jours, les champs succèdent aux champs : maïs et betteraves, betteraves et maïs. Il fait chaud ; il fait même lourd. Le ciel s’est chargé de gros nuages gris. Il pleuvra probablement avant que j’arrive au terme d’une étape prévue pour faire une trentaine de kilomètres.

Une grosse ampoule est apparue hier sous mon pied droit, la faute sans doute à des chaussettes trop fines. J’ai mis en place avant de partir un de ces pansements hydro-colloïdes quasi magiques qui, sans aller jusqu’à faire de la marche sur phlyctènes une variante agréable de la randonnée pédestre, transforment au moins la douleur en un inconfort supportable.

N’empêche, il paraît raisonnable de chercher à raccourcir le trajet. Assis sur une borne du chemin d’exploitation que je suis depuis une heure, j’examine la carte. Il est possible de gagner près de trois kilomètres en délaissant bientôt les zigzags du GR pour une route départementale qui se dirige en ligne droite dans la bonne direction. Allons-y.

Marcher le long d’une route goudronnée n’est pas la plus agréable façon de parcourir la campagne. Le sol semble réfléchir sous mes pieds douloureux la chaleur lourde et humide qui pèse sur mes épaules et sur mon dos. Par bonheur, cette route-ci n’est pas trop fréquentée, et son accotement est suffisamment large pour ne pas imposer un repli précipité en zone sûre à chaque bruit de moteur.

Le bas-côté exhibe les habituelles traces du passage des automobiles et des automobilistes : bouteilles vides, cannettes de bière ou de jus de fruits, sacs plastiques, paquets de cigarettes, mégots. Le macadam quant à lui est constellé de cadavres de petits animaux écrasés. Escargots mal inspirés, lombrics malchanceux, insectes volants ou non, veinent le bitume de multiples taches, de couleurs variées. De place en place gît une victime plus volumineuse de la mécanisation automobile : hérisson qui a cru ses épines capables de le protéger, lapin qui n’a pas sauté du bon côté, chat surpris, chien trop confiant.

En fin d’après-midi, les nuages crèvent enfin. De grosses gouttes s’abattent sur la route et sur moi ; une pluie lourde qui, au moins, effacera un peu les traces de l’hécatombe.

Au revoir, la mer

Traversée Nord-Sud, étape n°5 : Ambleteuse -> Wirvignes (mardi 20/07/2010).
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J’ai commencé cette Traversée nord-sud de la France en marchant cap à l’ouest, et non cap au sud. Mon but au cours de ce périple n’est pas en effet d’aller au plus court mais de profiter au maximum des régions traversées. J’avais donc choisi de suivre la Côte d’Opale pendant mes quatre premiers jours de marche.

De Bray-Dunes jusqu’au Cap Gris-Nez, je suis toujours resté près de la mer, tantôt marchant presque les pieds dans l’eau, tantôt éloigné d’elle de quelques centaines de mètres. Elle était toujours là, à proximité immédiate. Cette nuit encore, à Ambleteuse, nous n’étions séparés que par quelques maisons. Je pouvais sentir son odeur depuis ma fenêtre.

Aujourd’hui, c’est fini. Mon trajet va s’orienter au sud-est d’abord, puis franchement plein sud et s’enfoncer dans les terres. Au cours des centaines de kilomètres à venir, je longerai des rivières et des lacs, je traverserai des plaines et franchirai des cols, mais je ne reverrai la mer qu’à la fin de la dernière étape, au Cap Cerbère. Une autre mer, la Méditerranée, m’attend là-bas.

Dans son livre Chemin Faisant, Jacques Lacarrière explique s’être donné pour impératif lors de son voyage à pied des Vosges aux Corbières d’« avoir en pensée, sans cesse, au cours de cette marche, l’image de la Méditerranée ». Cela n’est guère étonnant, s’agissant d’un homme dont toute la vie a tourné autour de la Mare Nostrum et des pays qui la bordent — la Grèce tout particulièrement.

Je ne suis pas dans le même cas. Le but de ma longue promenade à travers la France est certes d’atteindre la Mer Méditerranée mais je ne suis pas un homme du sud. La mer dont je me sens le plus proche, c’est la Manche, et mes racines bretonnes n’y sont évidemment pas étrangères. Surtout, cet objectif du Cap Cerbère n’est qu’un prétexte. La Méditerranée ne m’attire ni plus ni moins que chacune des rivières et des montagnes que je rencontrerai sur le trajet.

La vie est un voyage, pas une destination. »
— Ralph Waldo Emerson

En tout cas, c’est avec regret que je quitte ce bord de mer qui m’a accompagné pendant plusieurs jours mais ne peut me suivre là où je vais. J’ai donc fait un petit détour ce matin avant de le laisser derrière moi. Au lieu de partir directement vers le sud-est et la campagne du Pas-de-Calais, j’ai pris le temps de descendre jusqu’au rivage pour lui dire au revoir.

Salut, la mer. À bientôt, sous d’autres cieux.

Une aventure planifiée

Traversée Nord-Sud, étape n°4 : Calais -> Ambleteuse (lundi 19/07/2010).
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Hôtel d'Ambleteuse
Me voici à Ambleteuse, où je vais passer la nuit. Pour le quatrième soir successif depuis mon départ de Bray-Dunes, j’ai posé mon sac à dos dans la chambre d’un petit hôtel. Celui-ci ressemble à un paquebot miniature posé sur l’herbe, avec un hublot en guise de fenêtre dans la salle de bain, et une grande baie vitrée donnant sur la coursive qui l’entoure. L’accueil est simple et sympathique, la chambre propre, la douche chaude, le tarif modique. Tout est parfait en somme.

Pourtant, je ressens tous les jours un peu plus la contradiction qu’il y a entre le sentiment de liberté que mes journées de marche font naître et l’obligation que je me suis donnée de suivre un tracé préparé à l’avance pour rejoindre un lit réservé depuis plusieurs semaines.

Hôtel
Avant mon départ, il m’avait paru tout naturel d’organiser mon voyage en commençant par choisir les endroits où je dormirais chaque soir, à la fin d’étapes de longueur raisonnable. Je sais donc très bien le matin lorsque je me mets en route dans quel hôtel ou chambre d’hôte je vais dormir le soir. Je sais si un repas sera servi, s’il y aura un restaurant à proximité ou s’il faut que j’aie de quoi dîner dans mon sac. Tout est organisé, planifié. Tout est bouclé.

Jacques Lacarrière a raconté dans Chemin faisant comment il a évité cette contrainte lors de son périple entre les Vosges et les Corbières. Il a marché à l’aventure, sans programmer ses étapes, ce qui lui a donné toute latitude pour suivre des chemins choisis au dernier moment, pour faire des détours ou prendre des raccourcis, pour se dépêcher ou pour prendre son temps. Évidemment, il s’est par là-même imposé une autre contrainte, celle de devoir chercher chaque soir un gîte pour la nuit, et cela n’a pas toujours été facile : en 1971 déjà les Français ne brillaient pas par leur hospitalité. Il a néanmoins le plus souvent réussi à trouver au moins une grange, une salle de classe, une remise, pour y dérouler son sac de couchage.

Gîte
Je ne suis pas sûr que cela soit encore possible aujourd’hui. Une personne avec un sac à dos est souvent regardée avec suspicion : s’agit-il d’un « respectable randonneur » pratiquant son loisir favori, ou d’un vagabond a priori suspect ? Et puis, le réseau des gîtes et des chambres d’hôtes s’est beaucoup développé ; pour quelle raison ce type-là cherche-t-il donc un abri gratuit ? Le risque me semble donc grand d’essuyer refus sur refus et de finir par marcher de nombreux kilomètres supplémentaires en fin de journée pour rejoindre l’hôtel ou le gîte le plus proche, voire de devoir dormir à la belle étoile.

Pour l’instant donc, je vais rester prudent. Trajet programmé, relais réservés, l’aventure va continuer à être planifiée. La tentation est forte, toutefois, de laisser plus de place à l’imprévu. A la belle saison, lorsque je serai dans la moitié sud du pays, et en emportant un duvet et une tente légère pour parer à toute éventualité, pourquoi pas ? Oui, pourquoi pas.

Chemin faisant

Chemin faisant, de Jacques Lacarrière

Un beau jour d’août 1971, Jacques Lacarrière part de Savernes, dans les Vosges, pour un voyage à pied à travers la France, en se donnant pour seuls impératifs : « aller du nord vers le sud, et avoir en pensée, sans cesse, au cours de cette marche, l’image de la Méditerranée ». Fin novembre, après plus de mille kilomètres et de multiples rencontres, il arrive à Leucate, dans les Corbières. Un livre naîtra de cette longue promenade : Chemin faisant.

Jacques Lacarrière a alors 45 ans. Après des études de lettres classiques et de langues orientales, il a fait du théâtre, écrit des poèmes, été critique littéraire, journaliste et écrivain. À l’âge de 22 ans, il a découvert la Grèce en y jouant du théâtre classique, au sein d’une troupe composée d’étudiants de la Sorbonne. Ça a été le début d’une histoire d’amour, qui durera toute sa vie, avec un pays qu’il sillonnera de part en part, le plus souvent à pied, pendant des dizaines d’années.

Helléniste passionné, aussi bien en ce qui concerne la culture grecque classique que moderne, Jacques Lacarrière s’est en fait intéressé à tout le bassin méditerranéen. Le livre qui l’a fait connaître comme écrivain, L’Été grec, relate les rencontres faites durant vingt ans de séjours multiples et souvent prolongés dans un pays « qui existe toujours », « une Grèce quotidienne de 4000 ans ». Cet ouvrage spendide reste le livre-phare de Jacques Lacarrière, celui dans lequel s’expriment de la manière probablement la plus élouissante son esprit libertaire, l’acuité de ses perceptions et l’étendue d’une culture qui n’est jamais ostentatoire.

De nombreux livres paraîtront au cours des années ultérieures, essais, poèmes, romans. Quelques années plus tôt néanmoins, il avait déjà publié Chemin faisant. Écrit avec deux ans de recul sur son périple, ce livre est issu des notes prises en cours de route et des souvenirs que sa mémoire a sélectionnés, transformant les événements successifs du voyage en « un monde nouveau, le seul qui demeure aujourd’hui pour moi-même, de ce qui fut vraiment vécu. Mon vrai voyage, c’est ce livre où je reprends les traces anciennes, retrouve tels sentiers, telles herbes, tels visages, seuls accessibles à la mémoire. »

Chemin faisant est devenu un classique de la littérature de voyage. Il s’agit évidemment, avec quelques autres ouvrages, d’un modèle pour le randonneur bloggeur que je suis — avec la modestie qui s’impose et toutes proportions gardées puisque, contrairement à Jacques Lacarrière, je ne suis pas « un écrivain qui marche », mais simplement « un marcheur qui écrit » un peu.

Les bons moments

Traversée Nord-Sud, étape n°4 : Calais -> Ambleteuse (lundi 19/07/2010).
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L'Angleterre au loin

Point de vue depuis les hauteurs, près de Wissant. Au loin, les falaises anglaises

Il y a toujours au moins deux bons moments dans la journée d’un voyageur à pied. Le premier, c’est le matin, au moment du départ. Il est encore tôt mais on est prêt. Après le petit déjeuner, on a ramassé les quelques affaires qui traînaient autour du lit ou séchaient ça et là, on les a pliées et remises dans le sac à dos. On a passé les bras dans l’arrondi des bretelles du sac, ajusté celles-ci sur les épaules et bien serré la ceinture sur les hanches. Il ne reste plus qu’à faire ses adieux à l’hôte ou à l’hôtesse et à régler la note, avant de laisser derrière soi l’endroit où l’on a passé la nuit et qui appartient déjà au passé. Le corps reposé a hâte de se remettre en route et de retrouver le rythme de la marche, de quitter cet abri, atteint avec joie hier, pour un ailleurs qui l’attend plus loin.

Le second bon moment, c’est à la fin de la journée, quand le nouveau gîte est atteint. Pour peu qu’il y ait eu un peu trop de kilomètres ou de dénivelé, ou que le temps ait fait des siennes, ou que l’on n’ait tout simplement pas été en forme aujourd’hui — et il est bien rare que l’une au moins de ces éventualités ne soit pas présente — les derniers kilomètres ont paru longs, la dernière ligne droite a semblé interminable, la traversée des faubourgs de la ville n’en a plus fini. Quel plaisir de poser le sac à dos, de retirer ses chaussures ! On sait que dans une heure ou deux, après quelques étirements, une bonne douche si les lieux le permettent, peut-être un somme de vingt minutes, cette sensation de fatigue de tout le corps ne sera plus douloureuse mais au contraire chaude et enveloppante comme un cocon.

Les autres bons moments sont plus imprévisibles. Ils naissent d’une rencontre, d’une image ou d’un son, d’un paysage ou d’une scène à laquelle on assiste. Ils peuvent être liés à cet état d’euphorie tranquille qui survient souvent après quelques heures de marche. Ils peuvent naître d’un rien. Aujourd’hui, mon meilleur moment a été celui du déjeuner.

Après être parti de Calais ce matin, je me suis vite éloigné du bord de mer suivi depuis la frontière belge. Histoire de changer un peu, j’ai marché à quelque distance de la côte. À travers de grandes étendues de blé et de betteraves, je voyais la mer au loin, sur ma droite, et au-delà les blanches falaises anglaises, parfaitement visibles malgré la distance grâce à un temps lumineux.

Meules de paille
Un peu après midi, dans un repli du chemin, un champ au profil légèrement bombé a masqué la mer et l’Angleterre à ma vue. Il n’y avait plus un souffle de vent, il faisait chaud, c’était la campagne et le plein été. Assis à l’ombre de l’une des meules de paille rondes qui parsèment les champs fauchés et adossé à elle, j’ai dégusté l’un des meilleurs repas de ma vie : du pain, quelques tranches de jambon blanc et de pâté achetés ce matin dans une charcuterie de Calais, deux portions de Vache qui rit et une pomme, le tout arrosé d’un somptueux Coca tiède, tandis que des hirondelles volaient en tous sens au-dessus de moi en lançant des cris sonores. Gastronomie de randonneur qui valait aujourd’hui toutes les étoiles du Michelin

Arrivée à Calais

Traversée Nord-Sud, étape n°3 : Gravelines -> Calais (dimanche 18/07/2010).
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Profitant de la marée basse, je marche depuis quelques heures à bonne distance des dunes afin de raccourcir ma route, en contournant d’un seul coup par le large les nombreuses « flaques » creusées pour la chasse au canard qui se succèdent en cette portion de la côte.

À quelque distance, une étrange structure métallique semble posée sur l’eau comme un gros insecte. Le « feu de Walde », ex-phare du même nom, ne fonctionne plus depuis longtemps. Il demeure toutefois célèbre en raison de son aspect caractéristique et parce qu’il indique le point précis de la côte française où la Mer du Nord devient la Manche. Il s’en est fallu de peu : le Tunnel sous la Manche passe à peine 5 kilomètres plus à l’ouest, il aurait eu bonne mine de passer sous la Mer du Nord !

À propos de mer, la marée monte vite alors que je marche tranquillement à quelques centaines de mètres de la côte. Je suis certes pas dans la baie du Mont Saint-Michel et le flux ne semble pas se faire « à la vitesse d’un cheval au galop », mais les eaux se rapprochent quand même à vue d’œil. Si je ne veux pas prendre mon deuxième bain de la journée — mais habillé cette fois-ci — il serait bon d’accélérer un peu le pas.

Après dix bonnes minutes de marche rapide et de raisonnable inquiétude, je rejoins le rivage juste à temps pour ne pas me retrouver les pieds dans l’eau. Un panneau indicateur, planté au bord de la voie rapide que je suis maintenant obligé de longer, confirme l’entrée dans Calais, mais mon retour à la terre ferme s’est fait au niveau du terminal des ferries. La découverte de la ville débute donc par la traversée d’un désert de bitume et de bâtiments vides, de parkings où ne se trouvent que quelques poids lourds inoccupés. Il est probable que ce no man’s land est le siège d’une activité intense les autres jours de la semaine… mais c’est dimanche aujourd’hui, tout est vide et silencieux.

Les Bourgeois de Calais par Auguste Rodin

Le centre ville aussi est désert. Place de l’Hôtel de Ville, les Bourgeois de Calais immortalisés par Rodin sont seuls, au centre d’un square entouré de places de parkings. Depuis toujours, le nom de Calais évoque pour moi l’histoire des Bourgeois de Calais, avec une image mentale très Malet et Isaac de ces six bourgeois en chemise et la corde au cou, apportant au roi d’Angleterre les clefs de leur ville sur un coussin de velours rouge.

J’ai oublié les circonstances précises de la reddition de leur ville au roi d’Angleterre, et la raison du sacrifice des six bourgeois, mais peu importe. Aujourd’hui, leur angoisse digne me semble surtout l’illustration du sentiment de solitude que génère une arrivée à Calais en ce dimanche soir.

Les chasseurs et les randonneurs

Traversée Nord-Sud, étape n°3 : Gravelines -> Calais (dimanche 18/07/2010).
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Repartant de l’étang où je venais de me baigner et de déjeuner au soleil, je me suis demandé pourquoi j’avais été tellement choqué de découvrir que cet endroit idyllique verrait bientôt des massacres d’oiseaux migrateurs. La marche favorisant la réflexion, je passai une bonne partie de l’après-midi à tourner et retourner cette question dans ma tête.

De manière générale, le manque de sympathie est réciproque entre chasseurs et randonneurs. Les premiers considèrent habituellement les promeneurs, les randonneurs, les chercheurs de champignons, etc. comme des gêneurs. Ils se trouvent souvent au mauvais endroit au mauvais moment ; ils font fuir le gibier ; ils prennent des risques stupides en allant pendant la période de chasse dans des endroits où ils risquent de recevoir un coup de fusil.

Les marcheurs, quant à eux, ont du mal à accepter qu’en temps de paix leur liberté de mouvement soit entravée par des gens en armes ; ils sont logiquement inquiets lorsque, depuis le sentier où ils promènent, ils entendent des coups de feu tirés à proximité par on ne sait qui et dirigés vers on ne sait où.

L’état d’esprit du randonneur solitaire et du chasseur solitaire est pourtant le même. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit de passer un long moment immergé dans la nature, seul avec soi-même et loin des soucis de la vie de tous les jours. Pour un randonneur, il n’est pas illogique de considérer ce type de chasseur comme un « collègue » arpenteur des chemins, même si celui-ci a aussi l’espoir de tirer un lièvre ou une perdrix qu’il cuisinera ensuite chez lui. Après tout, bien d’autres animaux sont tués tous les jours dans de plus détestables conditions pour fournir de la viande à l’animal carnivore que nous sommes.

D’autres modes de chasse ne relèvent pas de la même philosophie. La chasse avec battue, la chasse à courre, la chasse à l’affût, sont pratiquées par des humains agissant en bande, avec un comportement qui est souvent… celui des humains en bande. Dans le cas de la chasse à la hutte, la répulsion est accrue par l’importance des moyens mis en œuvre pour construire les flaques et les gabions et par l’utilisation des appelants, ces canards « traîtres » dont la présence et les cris appâtent les migrateurs vers le lieu de leur perte. Comme disent les enfants : « c’est de la triche ! »

Tout à coup, dans l’espace,
Si haut qu’il semble aller lentement, un grand vol
En forme de triangle arrive, plane et passe.
Où vont-ils ? Qui sont-ils ? Comme ils sont loin du sol ! »
— Jean Richepin

Le voyageur à pied, même s’il n’est nomade que par intermittence, se sent forcément solidaire de l’oiseau migrateur qui parcourt libre le ciel. Il ne peut pas éprouver de l’estime ou de la sympathie pour ces humains qui se réunissent, joyeux, pour tuer.

Blockhaus

Traversée Nord-Sud, étape n°3 : Gravelines -> Calais (dimanche 18/07/2010).
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Depuis mon départ de Gravelines ce matin, la température n’a cessé de grimper. Le soleil tape dur sur le sable de la plage et des dunes, et semble d’autant plus fort qu’il ne souffle aujourd’hui sur le rivage qu’une inhabituelle petite brise de terre. La mer s’est retirée à l’horizon. S’il n’y avait toutes ces herbes folles sur les dunes et ces bouquets d’euphorbes, je pourrais me croire dans un désert.

Il est presque deux heures, midi au soleil. Il fait chaud, il fait soif et il commence à faire faim. Au détour d’une dune, une étendue d’eau isolée apparaît juste à propos, un bel étang d’une centaine de mètres de diamètre. L’eau est fraîche, lisse et bleue, comment résister ? Par terre le sac à dos, sur le sable mes habits, et hop, à l’eau !

Après quelques minutes de nage rafraîchissante, je m’installe sur le sable au pied d’une drôle de petite cabane pour déjeuner tout en séchant au soleil. Quel bel endroit… la vie n’est-elle pas merveilleuse ? Sauf que. Je réalise progressivement que la cabane près de laquelle je suis assis est une hutte de chasse, un « gabion » ; que cette belle étendue d’eau est une « flaque », un de ces étangs artificiels créés par l’homme pour la chasse au canard.

C’est uniquement parce que nous sommes encore en juillet que j’ai pu profiter du sable, du soleil et de l’eau bleue. Parce que la période de chasse n’est pas encore ouverte. Pour quelques semaines encore, les oiseaux sauvages ne risquent rien et même un randonneur solitaire peut se promener librement et sans danger en ce lieu.

Le petit coin de paradis que j’occupe depuis une heure avec bonheur, cet oasis de calme et de fraîcheur, n’est qu’un leurre. Dès le mois d’août, c’est la mort qui règnera ici. Des groupes d’hommes armés viendront passer la nuit dans le petit blockhaus qui me surplombe et qui a été construit — comme les autres blockhaus dont le béton et la ferraille souillent les plages et les dunes de cette belle région — dans le seul but d’être à l’abri pour tuer.

À Grande-Synthe

Traversée Nord-Sud, étape n°2 : Malo-les-Bains -> Gravelines (samedi 17/07/2010).
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L’étape d’aujourd’hui traverse des lieux qui sont à coup sûr parmi les moins touristiques de France. Passé le centre-ville de Dunkerque, le paysage enchaîne les quais, les darses, les dépôts de carburant, les raffineries de pétrole, puis les cités de banlieue — Saint-Pol-sur-Mer, Fort-Mardick, Grande-Synthe — le tout relié par des kilomètres de routes défoncées, de digues sales et de terrains vagues.

Jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, Grande-Synthe était un village maraîcher dont il ne reste plus rien : les Allemands l’ont entièrement détruit à la dynamite en 1944. La ville actuelle a été édifiée à partir de zéro et sans vrai plan d’urbanisme dans les années 1950-1960. Ville sans patrimoine, sans monument, elle est le siège de plusieurs « fleurons de l’industrie française », comme on dit, tels que les usines sidérurgiques d’Arcelor-Mital (ex-Usinor), des raffineries de pétrole (Total, au cœur d’un interminable conflit social) et une grosse centrale électrique EDF. En dehors de ces horreurs industrielles, son architecture comprend essentiellement des cités HLM.

Toutefois, des panneaux indicateurs signalent fièrement que Grande-Synthe est classée « quatre fleurs » au concours des villes fleuries. Et c’est vrai qu’il y a beaucoup de fleurs à Grande-Synthe, sur ses multiples ronds-points, entre les immeubles et au bord des fenêtres, que la verdure est partout et que le mobilier urbain est particulièrement gai et coloré.

Dans le café où je m’arrête pour me reposer et manger un morceau, la patronne a envie de discuter. Tant mieux. Tandis que je croque dans mon sandwich, elle m’explique longuement que « sa » ville — elle y est née et ne voudrait aller vivre ailleurs pour rien au monde — est assez riche, grâce à la taxe professionnelle payée par les grosses entreprises, mais que ses habitants sont pauvres. La commune de Grande-Synthe peut consacrer un gros budget aux fleurs, aux équipements sportifs et à la culture (quand je quitterai cette cité HLM tout à l’heure, je me retrouverai en train de faire le tour d’un lac entouré de pelouses et sur lequel on peut régater… au pied d’une usine classée Seveso 2) ; la municipalité a également les moyens d’avoir une politique très active d’aides sociales envers une population qui comporte 30% de chômeurs.

« La vie n’est pas facile tous les jours » me dit la patronne du café « mais ici, je suis chez moi ». Les mineurs du bassin houiller aussi étaient fiers de leur dur métier et de l’endroit où ils vivaient. J’espère pour elle que le destin de Grande-Synthe ne sera pas comparable à celui des corons.

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